Festival 30/30 : Aina Alegre & Yannick Hugron / Olivia Grandville

Du pays basque au Québec, mémoire de danse

Pour sa première échappée belle en terre rochelaise, le festival bordelais 30/30, initié par Jean-Luc Terrade depuis 2003, offrait une soirée « deux salles, deux ambiances ». Côté chapelle Saint-Vincent, La Manufacture-CDCN recevait Aina Alegre et Yannick Hugron avec leur Etude n°4, Fandango et autres cadences. Quelques rues plus loin dans la Chapelle Fromentin, Olivia Grandville performait son solo Argentique. Deux ambiances ? Pas si sûr. A y regarder de plus près les pièces travaillaient toutes deux à la revisitation d’une histoire de la danse. Avec force frappe et moult délicatesse.

Le pays basque est décidément une terre de danse fertile, le temps fort Euskal Hitzorduak, organisé par le Malandain Ballet Biarritz, en novembre dernier l’a démontré. Ce mardi 17 janvier le duo Aina Alegre et Yannick Hugron fraîchement nommés à la tête du Centre chorégraphique national de Grenoble – CCN2 ont captivé le public en proposant une étude sur le martèlement, cette « intention pas violente mais ferme », ADN des danses populaires basques que Yannick a tant de fois dansées.

Au début, il y a le geste fandango présenté dans sa plus pure sobriété. Yannick et Aina l’exécutent, vêtus d’une tenue vaguement sportwear blanche, couleur indissociable des raouts basques. Effectivement ça frappe vif et ferme, ça se répète à l’envi sur une rythmicité qui sollicite incontestablement le cardio. Puis ça évolue, ça mute, s’étire. Au geste s’ajoute la parole : « Le souvenir qui me vient … c’est un souvenir de danse folklorique. » En convoquant la mémoire de Yannick Hugron, Aina Alegre déploie une cartographie et une réinterprétation des récits, gestes et mouvements basques. Pas un seul temps mort dans cette Etude n°4, Fandango et autres cadences, on frappe le sol et fouille sa mémoire dans un même élan. On questionne aussi une culture si sacrée dans le Labourd, la Soule et la Basse-Navarre, tout comme dans l’autre versant des Pyrénées : pourquoi doit-on à tout prix y affirmer une puissante masculinité ? pourquoi les femmes y ont longtemps été reléguées au second plan ? Car oui on peut être frêle et puissant dans ses frappes, être un faune délicat (Yannick reproduit brièvement un motif nijinskiesque), oui on peut incarner la puissance du geste quand on est femme (à son tour Aina se lance dans un krump furtif).

Enivrés des paroles collectées lors de conversations avec des interprètes de fandango et autres cadences, le duo se laisse aller aux plaisirs des fêtes basques. Le sol se couvre de pétales-flonflons rouges (autre couleur indissociable du pays basque), une transe se met en place, soutenue par les cloches d’églises de villages et musique de fanfare. Ca frappe fort, ça tournoie, c’est incroyablement contemporain et pourtant magnifiquement archaïque. La mémoire des corps offre toujours les plus belles fictions.

Justement, c’est une autre mémoire qui est convoquée dans Argentique, solo d’Olivia Grandville créé en 2017. La mémoire de l’artiste québécoise Françoise Sullivan, peintre, sculptrice mais également danseuse et chorégraphe que la directrice du CCN Mille Plateaux a rencontré au Québec. Lors de leur rencontre, un cliché de Miss Sullivan l’a interpellée. Il est tiré d’une de ses pièces-phares : Danse dans la neige (1948).

1948 : C’est loin, c’est brumeux et de cette brume qui sature l’air de la chapelle Fromentin s’extrait le corps d’Olivia. Là-bas au fond, dans le chœur liturgique. Elle s’apprête à nous raconter une bien belle histoire. Celle d’une jeune femme, artiste révolutionnaire en herbe, Elle est au Québec entourée d’artistes européens qui ont fui l’Europe nazie. Elle se cherche, fait « des trucs en pointillé » : un peu de danse, des bribes de court-métrages. Puis un jour, sur les conseils de Jean-Paul Riopelle, elle se laisse photographier dans les immensités enneigées de son pays. Quelques clichés immortalisent la performance.

Olivia Grandville nous en décrit un, après en avoir posé le cadre. Accompagné d’un DJ qui propose un set tour à tour englobant et angoissant, la chorégraphe parle. Beaucoup. Précisément. Intensément. Elle joue. Au sens s’amuse. Le son de la voix, sa diction a quelque chose d’enfantin, de jubilatoire.

 Elle danse aussi :  de grands mouvements aux belles amplitudes qui laissent place à des lenteurs, des saccades. Son corps peut tout incarner : une enfant, de la neige rugueuse, un village et ses rues escarpées, des rochers, La Danse de Matisse. Le doute, la détermination, la joie … bref le récit que lui conta, un jour de 2017, Françoise Sullivan. Elle l’a retranscrit mot pour mot comme on le découvre à la toute fin d’Argentique. Alors que résonne la voix de la québécoise le temps de deux-trois phrases (voix tellement espiègle pour une aïeule) sont projetés les fameux clichés de Danse dans la neige. Françoise y est impériale. On y retrouve quelques amples gestes précédemment exécutés par Olivia.

En 30 mn, Argentique nous a emporté loin de l’autre côté de l’Atlantique, dans ce Canada que La Rochelle affectionne tant. Un tour de force pour un hommage d’une belle intelligence.

Cédric Chaory

©Christophe Raynaud de Lage

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