Anthony Egéa

« Le popping m’est précieux, personnel. »

A quelques heures de la création de sa nouvelle pièce Explosion, Anthony Egea nous reçoit dans sa loge du TAP, Scène nationale Poitiers. Interview où il s’exprime notamment sur sa relation avec le geste popping, son rapport au G-Funk et ne manque pas de saluer ses confères et consoeurs qu’il trouve inspirants.

Explosion ou le geste popping. Pourquoi travailler spécifiquement ce que vous nommez une « révolution artistique » ?

C’est une technique de danse qui est proche de moi et cependant je ne l’avais jusqu’alors jamais mise en scène. Je pense que nous avons tous quelque chose de précieux, de personnel. Pour moi, il y a le popping et je ne saurai m’expliquer pourquoi à ce jour je n’avais pas exploré dans mes recherches ce chemin-là de la danse hip hop. C’est incompréhensible mais aujourd’hui c’est le moment pour moi de me plonger dans le mouvement popping. De revenir aussi à la base, aux sources du hip hop. Le popping est une danse impressionnante. Je suis subjugué par ses interprètes qui sont des danseurs de l’effet par excellence.  Ils brouillent le regard, floutent le réel grâce à leurs maîtrises, pour nous emmener dans des gestuelles à la limite des technologies et du fantastique. Le popping s’épanouit essentiellement dans les battles et j’ai cette envie de lui proposer un autre espace de représentation.

(pause) Vous savez vous me piquez là, à quelques heures de la première. Ma tête, ma peau, mon esprit … tout est concentré sur Explosion. J’ai le sentiment de livrer ce soir une œuvre vraiment différente. Ceux qui connaissent bien mon travail vont être étonnés. J’emprunte un autre chemin, je prends des risques.

Pourtant dans One Man Pop (2021), le popping faisait son apparition, non ?

Effectivement le popping est arrivé à travers ce court solo joué dans un espace scénographique assez particulier. Avec le recul, on peut parler de ce solo comme d’une prémice d’Explosion. Mais là je souhaite aller beaucoup plus loin notamment en faisant appel à plusieurs interprètes et de génération différente. J’ai 52 ans et j’ai vu cette technique traverser le temps et je trouvais intéressant de mettre au plateau cette distribution qui oscille entre 26 et 56 ans. Il s’agit de montrer toutes les nuances du pop.

Vous dîtes que ce le popping est autant explosive qu’intime. Qu’est-ce à dire ?

Le popping propose des explosions corporelles, des implosions aux intensités différentes allant de la micro impulsion comme la plus percutante. Tous ses degrés me font dire que le popping traverse aussi bien l’explosion que l’intime. Avec Explosion, je triture tout cela. J’ai placé mes danseurs dans un cercle, le fameux cypher que l’on retrouve dans les battles. C’est un vrai rituel que de se mettre en cercle entre danseurs et d’intégrer le centre de ce cercle pour y donner le meilleur de soi. Au sein de ce cercle, le spectateur pourra apprécier tous ces fameuses nuances que composent le popping. Je décline ce qui passe dans la rue sur un plateau. Travailler sur le cercle était intéressant pour moi car on parle là de quelque chose de très particulier vécu par l’interprète. Il y montre sa personnalité, sa virtuosité, sa technicité ; il y vit en même temps intérieurement des moments forts : la peur du regard des autres, omniprésente. J’ai voulu mettre en scène ces petits moments qu’on ne devine pas nécessairement lorsqu’on assiste à une battle mais qui sont au cœur des enjeux des danseurs qui la font.

Comment mettre en scène une battle qui est bien souvent composée d’improvisations ?

Les interprètes dans le cercle sont totalement libres. Et il y a aussi des évènements qui viennent nourrir le free style, qui instaure des changements d’état de corps. Cela peut être un mouvement que le poppeur estime n’avoir pas réussi et répète à l’envi. Cette fragilité, ce doute infusent l’unité du groupe en cercle. Les autres danseurs s’imprègnent de tout cela. Leurs attitudes, leurs regards changent d’intensité dans un effet de vase communicant. On oscille entre moment de bravoure propre au pop et phases chorégraphiques empreintes de douceur,  introduite par la vulnérabilité du performeur au sein du cercle. En fait je pars de la tradition de cette danse explosive – battle/freestyle – pour l’amener vers l’introspection de la danse contemporaine.

Comment vos interprètes issu-es du popping donc des battles ont appréhendé le travail au plateau ?

Ce fut très intéressant de travailler avec eux qui, pour la plupart, ne connaissaient rien de la création scénique. Ils ont de suite eu la curiosité, l’envie d’aller ailleurs, de questionner leur pratique, leur style. Ralentir sa danse, prendre conscience du groupe qui t’entoure, danser de dos, de profil… tout cela a été sujet à discussion. J’ai beaucoup parlé avec eux du projet Explosion, notamment cette idée de popper de manière explosive mais à l’intérieur de soi. Je leur ai donné des chemins. Cela n’a pas été facile mais cela a été rapide ! Ils sont vite plongés dans cette histoire qui forcément leur parlait. Par exemple : leur dire que quand ils entrent dans le cercle, il se passe des choses en eux. Tout cela ils le savaient … Mais le conscientiser puis l’incarner au plateau fut leur véritable enjeu. Ce fut un beau voyage et un beau partage.

Quand je parle de partage, je précise aussi qu’il fut beau de les voir échanger entre eux sur leurs façons de vivre leur danse hip hop. A 26 ans, votre geste est plein de fougue, de virtuosité ; à 56 ans il est moins dans la profusion du mouvement, plus dans la subtilité. Explosion fait circuler toutes ces nuances.

Le popping est intrinsèquement lié à la musique et forcément celle-ci est centrale dans Explosion. Aux manettes et en live : DJ Mofak, expert en G-Funk. Parlez-nous de cette rencontre.

Effectivement comme je le dis toujours : « no funk, no pop ». Un danseur de popping m’a parlé de DJ Mofak. J’ai découvert cet artiste qui est ancien poppeur, référent dans l’animation de battles. C’est un musicien spécialiste de cette musique funky, si percutante et qui vous donne irrémédiablement envie de groover. Le G-Funk est un funk doux et percussif, il m’a permis d’apporter à la pièce quelque chose de plus mélancolique, fluide.

On note aussi à vos côtés Frédéric Hocké, assistant metteur de Mohamed El Khatib. Quel fut son rôle sur Explosion ?

Frédéric est intervenu sur la dramaturgie. C’est quelqu’un qui a été central sur Explosion. Je l’associe à une sorte de psychanalyste. Je m’explique : il m’a amené à aller beaucoup plus en profondeur, à me questionner sur quel genre de spectacle je voulais mettre en scène aujourd’hui. Je pense que j’avais l’habitude d’être à certains endroits et Frédéric est venu – par ses questions – bousculer tout cela. C’est grâce à lui que je triture ce cercle de la battle et ses danseurs qui s’y activent. Que je ne lâche pas du début à la fin d’Explosion ce cercle pour chercher le maximum à en dire. Je dis souvent que je reste à la surface quand je veux raconter les choses et pour cette pièce, il me fallait entrer dans la profondeur. Frédéric m’a vraiment soutenu dans ce travail.

Par le passé, la metteure en scène Monique Garcia est intervenue comme regard extérieur, sur la pièce Bliss. Mais elle était intervenue à la toute fin du processus de création. Là, la collaboration fut plus longue et plus féconde.

Explosion met en scène plusieurs générations de danseur hip-hop. Vous-même avez formé via votre centre bordelais de nombreux interprètes. Pourquoi avoir fermé récemment ce centre ?

J’ai senti que j’arrivais à la fin d’un cycle. J’ai assuré de front travail de chorégraphe et centre de formation où j’avais un vivier de jeunes talents disponibles pour mes créations. J’ai formé dans une certaine vision de la danse hip hop. Celle de la pluridisciplinarité. Cela a été un vrai travail mais j’ai ressenti moins d’envie et surtout le besoin de me recentrer sur la création, de me retrouver face à moi-même au studio et non pas face à des jeunes à former.

Quel regard portez-vous sur la scène hip-hop française actuelle qui s’installe dans des CCN, qui voit émerger des talents féminins de premier ordre ?

J’observe beaucoup et ne manque aucune opportunité de découvrir le travail des actuel-les chorégraphes hip hop. Je suis intrigué par le travail de certains, très touchés par ce qu’il propose au plateau. Jann Gallois, Fouad Boussouf ont des choses à dire et l’expriment parfaitement. Ce sont des auteur-es qui questionnement à la fois leur danse et le monde qui les entoure. Ce sont des vraies personnalités, leur vision de l’art me touche. Ils sont inspirants assurément.

Propos recueillis par Cédric Chaory

Tournée : 24 février 2023 Théatre de Gascogne  Mont-de-Marsan ; Du 14 au 17 mars Opéra national de Bordeaux ; 16 mai 2023 Limoges ; 12 septembre 2023 Scène nationale du Sud-Aquitain – Bayonne

©Thomas Bardet

 

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