Thomas Lebrun

L’amour pour horizon

Chaque année au mois de juin, le Centre chorégraphique national de Tours propose un ambitieux Tours d’Horizons. Après « Danse & Performance », la deuxième édition nous emmène à la rencontre de « Danseurs & cultures d’ailleurs ». Au programme, 16 propositions artistiques à découvrir dans 9 lieux de la ville. Thomas Lebrun, directeur du CCNT, nous en dit plus et présente sa nouvelle création : « Trois décennies d’amour cerné ».

La deuxième édition de Tours d’Horizons traverse de nombreux continents et se présente comme un voyage chorégraphique. Quel est le lien qui unit les œuvres de cette ambitieuse programmation ?

Justement, l’idée de cette deuxième édition de Tours d’Horizons est qu’elle soit pensée, tout comme le reflète mon projet pour le Centre chorégraphique national de Tours, en termes de diversité. Cette diversité est le lien inhérent aux œuvres programmées. Sur les seize propositions artistiques, chacune possède sa singularité dans l’écriture chorégraphique, dans les thématiques abordées, les formes proposées. Aussi, il y a un fil conducteur dans ce Tours d’Horizons, à travers la thématique de « Danseurs & cultures d’ailleurs ». Chorégraphes français partis travailler à l’étranger et vice-versa ; regards français sur l’étranger et vice-versa… sont des thèmes largement explorés, créant un lien en filigrane, un même questionnement dans cette diversité.

Sur l’affiche du festival on devine le chorégraphe Radhouane El Meddeb. Deux de ses pièces seront présentées cette année dans le festival ?

Oui en effet, on pourra découvrir « Sous leurs pieds, le paradis », commande du festival Montpellier Danse 2012. Il s’agit d’une pièce que j’ai co-écrite avec Radhouane. Il fut également accueilli en résidence au CCNT. Tours d’Horizons souhaite être l’occasion, pour certains artistes ayant bénéficié de l’accueil-studio, de montrer aux publics de Tours le fruit de leur travail. C’est également le cas pour Afshin Ghaffarian. Radhouane El Meddeb clôturera le festival avec une pièce de 2008 « Je danse et vous en donne à bouffer ». Nous souhaitons clôturer le festival sur une note festive, un moment de partage et de discussions. À l’issue de la représentation, le public pourra ainsi déguster un couscous préparé lors de la performance, et rencontrer les équipes d’une façon plus informelle !

Autre temps fort de cette édition la création de « Une trop bruyante solitude » du chorégraphe iranien Afshin Ghaffarian.

A l’occasion de son accueil-studio à Tours, Afshin va créer « Une trop bruyante solitude ». Je l’ai découvert comme tout le monde il y 2-3 ans au CND lors de son arrivée en France. A cette époque, j’étais en résidence In Situ en Seine-Saint-Denis. A cette occasion, je lui ai proposé un solo. Aujourd’hui, pour le festival, il présentera son propre travail. Nous avons mis en place un comité de sélection des demandes d’accueil-studio. Ce qui prévaut dans ce comité est la diversité des esthétiques et des pensées de la danse. Nos choix artistiques se portent vers des chorégraphes qui nous meuvent ou dont les travaux nous paraissent cohérents ou en lien avec le projet que je développe au CCNT. C’est ainsi que de nombreuses compagnies sont ici accueillies, offrant au public tourangeau une grande diversité de rencontres, abordant la danse et le langage chorégraphiques par différents chemins. 

« And so we dance », projet de création dirigé cette année par Christian Ubl au CCNT, ouvre le festival. Comment s’est déroulée cette aventure ?

Tout au long de l’année, des amateurs qui suivent des cours depuis pas mal d’années maintenant au CCNT (parfois depuis Daniel Larrieu) ont pris part à cet atelier dirigé par Christian. En effet, l’idée est d’accueillir un chorégraphe chaque saison, qui est accompagné pour cette aventure par Emmanuelle Gorda qui est artiste chorégraphique permanente en charge de la pédagogie au sein du CCNT. Les participants ont entre 30 et 65 ans et une envie irrépressible de danser. Cette année, ils vont expérimenter la scène, mais avant ce grand frisson, ils ont découvert tout le processus de création d’une œuvre chorégraphique. Les impressions des participants furent au départ diverses : certains ont plongé à pieds joints dans l’aventure, d’autres avec plus de retenue, mais tous ont reconnu l’exigence et l’investissement que demande un projet autour de la danse de salon (thématique de cette création). A l’heure qu’il est, ils ont la pression car ils ouvrent le festival devant une salle comble, remplie d’amis, de familles et d’amoureux de la danse.

« La jeune fille et la mort » a été unanimement saluée. Comment vit-on un tel succès ?

Je ne l’ai pas vécu comme un succès, mais comme un soulagement… A l’époque j’investissais tout juste le CCNT, j’étais pris dans une spirale d’activités. Je reconnais aujourd’hui que « La jeune fille et la mort » a été très bien reçue et que, pour une pièce de groupe, elle tourne énormément (35 représentations en un an !). Je suis content mais au final je me rends compte que je n’aime pas tant que cela l’idée du « succès » car s’il vous aide à continuer, à poursuivre votre activité, il vous ajoute aussi toujours un peu plus de pression pour la pièce à venir… et on sait tous que le succès n’a qu’un temps… J’ai été habitué à ce qu’il ne vienne pas trop vite… Et je préfère ça, cela me laisse plus de temps pour savourer mon métier !

Justement en 2011, vous créiez « Six order pieces » pour les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis. Cette année, vous y présentez « Trois décennies d’amour cerné » qui revient sur  les 30 ans du Sida.
 
Cette pièce n’est pas sur le SIDA mais sur l’amour aux côtés du SIDA, ce qui est bien différent. C’est une réflexion que je mène depuis un certain moment. J’appartiens à cette génération qui a grandi avec cette menace, cette crainte.
J’ai pu suivre l’évolution de la réception de la maladie dans la société en fonction des progrès de la médecine, de son impact politique… de ce qu’on veut bien en dire… Ce fut d’abord « un cancer gay », puis une maladie que tous peuvent attraper, pour aujourd’hui  être perçue comme une maladie chronique dont on ne « meurt plus » mais qui reste lourde à soigner. J’ai conçu « Trois décennies d’amours cerné » comme une succession de soli et un duo qui revisitent les sentiments et les états de corps face à l’apparition et à l’évolution de la maladie : le risque, la peur, le doute, la solitude. La chercheuse Lucille Toth, qui a rédigé une thèse sur le SIDA et le post-SIDA, m’a beaucoup aidé en m’éclairant sur les comportements face à ce virus.

A l’instar de votre « Jeune fille et la mort », où l’on voyait la danseuse vaincre la mort et insuffler une lueur d’espoir à la pièce, Trois décennies…, œuvre à la thématique à priori sombre, offrira t’elle, elle aussi, un peu d’espoir ?

Trois décennies n’est pas forcément triste. Elle est loin d’être « gaie » aussi, je vous l’accorde. Je la ressens comme une pièce « de combat »,  une pièce puissante, et aucunement comme une proposition présentant quelconque jugement. Plutôt un constat, des traversées de solitudes, de résistance, de face a face ou d’amours contrariés… Où chacun doit composer, doit choisir aussi. Donc je peux dire que c’est une « pièce de choix »… Le choix de notre sexualité et notre idée de l’amour, face au sida. C’est la force des interprètes et leur engagement qui me permettent d’aller si loin dans ce travail.

Cette pièce a été créée dans un climat homophobe extrême. Ces tensions ont-elles influencé votre travail ?

Le premier solo était terminé en octobre 2012 donc bien avant le ramdam de Frigide Barjot. Je ne suis pas un militant gay… ou alors à ma façon, a travers mon travail… Chacun est libre de ses choix, de ses opinions, et il est vrai que je prends position. Cette nouvelle pièce est bien évidemment politique car elle déboule dans une France quelque peu archaïque sur les sujets approchant de près ou de loin l’homosexualité. J’ai conscience que Trois décennies est une pièce de danse qui touche de près ce sujet, mais il y est développé en rapport à l’histoire et à l’évolution des regards posés par la société.

Cette pièce est programmée au festival Queer de New-York. Tout un symbole.

Rien n’est encore sûr. Il s’agit d’un tout jeune festival. Nous sommes en tournée en Amérique du Sud à cette période donc pas très loin… A suivre… Je serai évidement ravi de présenter cette pièce aux États-Unis, qui plus est dans un jeune festival. Ici ou ailleurs, il faut toujours se battre pour que la danse soit vue sous toutes ses esthétiques et ses pensées. Mais les tournées à l’étranger sont actuellement plus compliquées à organiser, surtout du point de vue financier. On croise les doigts !

Propos recueillis par Cédric Chaory (juin 2013)

 

©C. Vootz