Le couple de chorégraphes Sine Qua Non Art – Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours – signe pour la Danza contemporanea de Cuba un Sacre du Printemps. Une première pour l’ile communiste qui a toujours craint le souffre de la contestation de cette œuvre emblématique. Rencontre avec le duo rochelais.
Vous signez un Sacre du printemps pour la Danza contemporanea de Cuba. Une œuvre culte mais étonnamment jamais jouée sur l’île…
Jonathan Pranlas-Descours : Effectivement Le Sacre du Printemps n’a été dansé qu’une seule fois dans les années 80-90 par la compagnie de Maurice Béjart mais jamais joué en tant qu’œuvre musicale. Au tout début du régime castriste elle a été interdite car jugée trop licencieuse. Cette censure n’a cependant pas empêché un des plus grands écrivains cubains – Alejo Carpentier, une des rares personnes qui a eu une double nationalité sur l’île, en l’occurrence franco-cubaine – de s’inspirer du Sacre pour écrire un roman, aujourd’hui vrai classique : La Consagración de la Primavera vaste fresque historique, idéologique et humaine et véritable somme des engagements, de l’humanisme horrifié par les préjugés sociaux et raciaux, des identités européennes et latino-américaine de l’auteur.
Christophe Béranger : Alejo Carpentier était très ami avec Igor Stravinski. En visitant la Maison Alejo Carpentier, à la Havane, Jonathan a découvert que ce musicien a fait 2-3 voyages à Cuba et que la musique de cette île l’a fortement influencée dans la composition de son Sacre. On peut même y entendre un instrument cubain dans le Cortège du Sage. Au moment où nous avons fait ce choix, nous tombions en amour avec la danse afro-cubaine qui est un mode d’échauffement de cette compagnie de danse contemporaine. L’idée de travailler autour de cette danse spécifique et de la confronter au Sacre s’est alors imposée comme une évidence.
Et pourquoi l’œuvre est aujourd’hui diffusée dans les théâtres cubains ?
Christophe : Mystère ! Comme vous le savez le régime a commencé à s’assouplir et puis je pense qu’Alicia Alonso a beaucoup œuvré pour cela. La prima ballerina assoluta, décédée récemment (NDLR : le 17 octobre 2019) a énormément fait bouger les lignes. Nous savons tous qu’elle était très proche du parti mais aussi qu’elle a permit que l’émancipation se fasse à travers les arts. Elle était une grande amie de Béjart. Grâce à elle, sa compagnie a joué sur l’île mais, malgré tout le pouvoir qu’elle avait, elle n’a pas réussi à faire danser le Sacre aux compagnies cubaines. Vous ne pouvez pas imaginer la joie de la Danza quand nous leur avons annoncé que leur compagnie serait la première à danser un Sacre cubain…
Depuis 1913, année de la création du Sacre originel, des centaines de versions ont été proposées au public. Quelle est la spécificité du votre ?
Jonathan : Il n’y a pas un ou une élu-e : toute la troupe est élue. Face au niveau incroyablement élevé des 25 interprètes de la pièce (sur les 47 artistes que compte la compagnie), nous avons été incapables de choisir un seul élu. Ils sont 25, tout simplement car c’est la configuration de la compagnie quand elle part en tournée.
Christophe : Moi qui est évolué dans plusieurs corps de ballet en France, je peux affirmer qu’il y a toujours un noyau dur, à la technique plus avancée mais, eux, les Cubains, ont fait montre d’une homogénéité incroyable dans leur niveau. Nous avons donc conçu à chacun un solo.
Jonathan : Ce qui est assez drôle in fine avec cette idée que toute la troupe soit l’Élu-e c’est que l’humain fasse sa part de sacrifice pour le bien de la communauté, pour un bien commun. Du coup c’est très communiste dans le concept …
CONSAGRACIÓN ne présente donc pas d’ensemble ?
Jonathan : Si en fait, il n’y a que des ensembles. Les interprètes dansent à deux reprises leur solo sans que le spectateur s’aperçoive que c’en est un. À la fin du sacrifice, les solos sont redonnés à voir… mais tous déformés. La danse afro-cubaine, est, elle aussi, déformée. Nous avons demandé aux danseurs de nous d’écrire 2-3 modules afro-cubains que nous avons retravaillé en les ralentissant.
Vous êtes familiers de travaux de commandes pour des compagnies étrangères de renom. Comment avez-vous approché la Danza ?
Christophe : Jonathan a toujours adressé des mails de présentation de SQNA et de sollicitation aux compagnies étrangères. Partout où nous passons à l’étranger nous souhaitons rencontrer les artistes, les chorégraphes.
Jonathan : Après avoir travaillé avec la Compañía Rosario Cárdenas de La Havane – présentée par Edouard Mornaud – avec qui nous avions travaillé 15 jours et donné une déambulation à l’Alliance française, nous souhaitions, forts de cette belle expérience, travailler avec la Danza. Là encore Edouard a fait le lien.
Qu’est-ce qui vous plaît tant dans ces collaborations ?
Jonathan : La rencontre ! D’être aussi au croisement du travail social, artistique et politique. Je repense à notre collaboration avec le Ballet national du Kosovo. Quand le ballet a joué Recomposed, en juin 2018, à Paris, le public français s’est rendu compte de la réalité de ce jeune pays. Pays qui fut longtemps en exil, pays qui a ensuite vu le retour de ces habitants, ex-réfugiés malmenés. Forcément l’histoire de ce pays nous pose question. Recomposed émane de notre découverte de ce pays, de nos échanges avec les danseurs, de nos réflexions sur l’actuelle politique du pays. L’esthétique te met en perspective sur des valeurs politiques. Valeurs que nous sommes obligés de comprendre, d’écouter, d’appréhender. C’est ça qui est intéressant car on doit s’imprégner de la culture et la respecter.
Christophe : Pour le Kosovo, nous avions demandé aux danseurs de la troupe de mettre des jupes. C’était inconcevable au premier abord pour eux, issus d’une société ultra-machiste. Nous y sommes parvenus car je pense que quand on arrive dans les studios des compagnies étrangères, nous n’avons pas la posture de chorégraphes-démiurges, sûrs de ce que leur talent va imposer aux artistes … qui n’auront d’autre choix que de s’adapter. On doit s’imprégner du contexte et distiller des choses. Nous sommes pour les médecines douces plutôt que le scud antibiotique. À Cuba, nous avons été très surpris que la question du genre que nous abordons de front dans la pièce ne soit pas discutée. Par contre, il a été compliqué de jouer avec le vocabulaire de la danse afro-cubaine. Certains mouvements sont attribués exclusivement aux femmes ou aux hommes. Nous souhaitions que les hommes exécutent un mouvement féminin … Ça a coincé mais à force de dialogue, nous avons dégrippé tout cela et depuis les danseurs s’éclatent à danser cette partie de CONSAGRACIÓN.
Quel souvenir gardez-vous de votre passage à Cuba ?
Jonathan : C’est incontestablement le plus beau projet que nous ayons fait. Travailler sur la musique du Sacre, c’est tellement incroyable ! Et encore plus à Cuba, dans ces studios entourés de palmiers, avec des danseurs ultra motivés, c’était un vrai plaisir. Nous étions loin de tout notamment d’Internet donc très concentrés. Les danseurs, eux, étaient très curieux. Là encore sans doute car loin d’Internet donc du monde. C’est l’endroit idéal pour créer car rien ne vient interférer à la concentration.
Aimeriez-vous aujourd’hui créer pour les grandes troupes françaises ou européennes ?
Christophe : Bien sûr … mais il nous est très compliqué de signer des travaux de commandes pour ce genre de compagnies. Elles exigent un style, une étiquette « danse israélienne », « danse flamande » ou autre … Quelque chose qui évite la prise de risque et qui rassure le public. Définitivement nous ne possédons pas d’étiquettes et encore moins de recettes. Nous ne sommes jamais là où l’on nous attend. Cela déroute les programmateurs … tout en ravissant le public. Nous revenons de Chine où nous avons donné des master-Class chez Jin Xing (NDLR : Tour à tour colonel et danseur étoile dans l’armée chinoise, puis animatrice de talk shows aux 100 millions de téléspectateurs, elle est la chorégraphe chinoise la plus connue au monde). Notre travail autour de la déconstruction du langage classique lui a plu et nous allons créer un ballet pour sa compagnie dans les mois à venir. Tout s’est déroulé naturellement avec elle … En France cela aurait été tellement plus complexe.
Jonathan : Le fait d’être un duo de chorégraphes ne nous aide pas vraiment aux yeux des directeurs de compagnies, je crois. Pourtant, notre façon de travailler est très efficace. Christophe a une connaissance parfaite de la danse classique, sa technique, son histoire, etc. Moi, de par ma formation à P.A.R.T.S chez De Keersmaeker, je compose l’espace très facilement. J’arrive à traduire aussi beaucoup d’idées de Christophe… Travailler seul face à une troupe épuise énormément. Or nous, nous avons cette force d’avoir – pour le coup – une recette très pragmatique de travail au plateau. Pour les filages, chacun regarde un point particulier.
Christophe : Moi je suis certain d’avoir encore plein de Sacre en tête pour les compagnies françaises que sont celles de Marseille, de l’Opéra de Paris, du Rhin ou de Lorraine… et je vous promets qu’ils seront à mille lieux de CONSAGRACIÓN
Propos recueillis par Cédric Chaory.
INFORMATIONS PRATIQUES : https://www.sinequanonart.com/
©Joerg Letz