Aimons-nous vivants !
Le vendredi 16 juin 2023, un tremblement de terre a secoué le quart nord-ouest de la France. L’épicentre de ce séisme, d’une magnitude évaluée alors entre 5,3 et 5,8, fut localisé près de La Laigne, pittoresque bourgade de Charente-Maritime, endommageant 135 bâtiments dont 71 maisons jugées inhabitables par les pompiers. C’est dans cette commune que devait se tenir, une quinzaine de jours plus tard, la sixième édition du festival L’Horizon fait le mur. Face à la désolation des rues laigniennes, elle sera annulée.
Un an plus tard, c’est à Aytré qu’Alex Landy, organisateur de l’évènement, et son équipe ont trouvé asile. En investissant le Parc Jean Macé, écrin de verdure en cœur de ville, le festival se réinvente dans la continuité de son passé. Pour l’occasion, le lieu est malicieusement décoré, jouant la carte du vintage et du bucolique décalée. Côté programmation : des têtes d’affiche telles Stephan Eicher, Juliette ou encore Didier Super font le show sans oublier les artistes locaux qui exposent leur talent (Hildebrandt, Ruliano des Bois, Daniel Nouraud …). Festival pluridisciplinaire, L’Horizon fait le mur a également fait la part belle à la danse en programmant trois femmes-chorégraphes, toutes de Nouvelle-Aquitaine.
Créations végétales pour têtes joyeuses
Sur un des nombreux stands de la manifestation, la chorégraphe Sandra Abouav s’affaire, une main dans la tignasse de Julia, l’autre emplie d’œillets bicolores : « Souviens-toi que tu vas fleurir ! Ce n’est pas Memento mori, on sait tous qu’on va mourir. Mais fleurir, on oublie parfois… Moi, je veux voir fleurir la tête des gens, célébrer la vie dans sa puissance de floraison. » explique t-elle tout en concevant un pont avec une mèche de cheveux tenue par un branchage de vignes.
Pour le festival, il était convenu que Sandra performe son solo Memento flori – création polymorphe, chorégraphique, vocale, mais également végétale – tout en proposant aux festivaliers « une sublimation de leur personne par la « flore capitale » (entendez : « sur la tête ») ». Floraisons , ce projet généreux a été victime de son succès dès le premier jour du festival, si bien que ce samedi, Sandra ne performera pas et confectionnera toute la journée ses coiffes végétales à des hommes ou femmes désireux de parader rose et hortensia sur le sommet du crâne.
« Depuis enfant j’aime les fleurs que je cueillais à la volée un peu partout. Plus tard j’ai appris l’art de tresser des pâquerettes ce qui m’a donné l’idée de fleurir les têtes de mes proches lors des réunions familiales où je m’ennuyais. Et puis coiffer c’est un peu un truc de danseuse classique … je n’ai pas arrêté durant ma formation de me faire des chignons et tous ceux de mes camarades … » se remémore l’artiste qui a vu programmer la toute première fois sa performance fleurie en 2017, par Blaise Merlin au sein de son festival francilien Rhizomes. Depuis 7 ans, Sandra sème sur tout le territoire français son projet Mementori flori dans ses deux formes – une pour les parcs et jardins et une pour le plateau. Et c’est en adressant une carte postale fleurie à Axel Landy annotée d’un « Est-ce que tu veux fleurir avec moi ? » que Sandra a intégré la programmation 2024 de L’Horizon : « Axel est très joueur, il a accepté ma proposition sans rechigner ».
Si la version performative Memento flori ne sera pas jouée ce week-end, la chorégraphe nous en dit cependant plus sur le projet : « J’ai développé le solo pour le plateau dans un second temps avec un grand miroir et une trompette. Se fleurir les cheveux est une joie : cela te transforme, t’hybride. Cette pièce est inspirée de la facétieuse Dryade, divinité féminine protectrice des arbres et des forêts. Je souhaitais travailler le corps-hybride, questionner ce corps et cette extension du corps qui vibre avec lui. Faîtes cette expérience : portez un chapeau ou des gants et vous verrez que votre attitude sera tout autre … Memento flori parle de cela mais aussi de zoomorphie, des traces animales que nous portons en nous. »
A la rentrée c’est un tout autre projet que Sandra portera avec Le Royaume de Billie Bou (co créé avec l’illustratrice Magali Le Huche), un jeune public, qui dans un esprit de jeu et de défi et au gré des dessins et bulles de BD, mêle danse et images défilantes dans une multitude de formes.
Souviens- toi (aussi) que tu vas mourir
Découvert en mai 2019 à L’Horizon, Farandole de solitudes de la chorégraphe rochelaise Alice Kinh gagne, dans le parc d’Aytré et dans sa version in situ, en maturité. Alors que nous quittons une Sandra Abouav les mains dans les fleurs, les tiges et les branches, les trois interprètes d’Alice Kinh malaxent, elles, la terre. Celle qui recouvre nos défunts, celle qu’on triture pour cacher, pour enfouir ou pour faire renaître. Farandole de solitudes se nourrit des gestes des thanatopracteurs, des croc morts, des fossoyeurs tout comme des pleureuses. Entre rituel, procession et transe, la pièce aborde la thématique ô combien délicate de la mort par le biais du geste et du contact. Tour à tour aveugles, éplorées, exsangues, les trois interprètes – à l’intense interprétation – s’y soutiennent, s’épaulent pour passer un cap douloureux. Peut-être aussi les rives du Styx …
Dans sa version in situ bien plus brute et percutante, Farandole de solitudes propose une lecture contemporaine des danses macabres du XVème. Rien de macabre ici, tout est fascination et célébration du lien entre humain et nature qui incontestablement aide à continuer à vivre. En ce sens les propositions de Sandra et Alice se font délicatement écho.
Genou à terre
Clémentine Bart, formée au Conservatoire de La Rochelle et au CV d’interprète rutilant (Angelin Preljocaj, Guilherme Botelho, Barack Marshall ou encore Gilles Jobin …) est une toute jeune chorégraphe qui interpelle. Avec pour crédo une recherche artistique articulée autour du lien social, elle aime à développer des performances sans concession dans des lieux de plus en plus atypiques. Comme avec ce solo Eddy qu’elle donne sous un soleil de plomb, ce samedi 27 juillet.
Né de rencontres simples de personnes vivant dans la rue à La Rochelle, à Paris et à Strasbourg, Eddy dresse le portrait de laissés-pour-compte. Il y a Eddy qui vit dans la rue depuis vingt ans ou encore Michèle qui a accouché de ses deux enfants dans un parc. Il faut entendre leurs voix écorchées, leurs mots qui résonnent dans le parc. Certains sont pudiques, d’autres bien plus rageurs. Comme ce discours de Jean-Marc Le Bihan, chanteur poil à gratter à l’écriture populaire proche des gens.
Ici, Clémentine Bart donne corps aux fameux « Sans-dents », aux underdogs. Au milieu de la foule, elle erre les mains dans les poches (vides, forcément). Vous fixe longuement comme par défi car aujourd’hui on ne se regarde plus, happés par nos écrans bleutés et on ne regarde encore moins celui ou celle qui est assis au sol, tendant la main. Le public, justement, est assis sur la pelouse. Clémentine le regarde, sourire jocondien aux lèvres. Mais déjà les paroles urticantes de Le Bihan l’anime.
Ca commence par des poings crispés, un cri sourd puis ça lui prend tout le corps qui s’étire à l’envi, se convulse, se rétracte. Se dépense à qui mieux mieux. A mesure que les vérités, torrent diluvien, s’extirpent de la bouche de Le Bihan, Clémentine exulte et s’épuise. Maintes fois à terre, toujours relevée, Clémentine propose une danse aux extrêmes limites du physique et du mental. On y décèle subrepticement une technique virtuose vite effacée par un corps en fracas, en colère. Son apaisement viendra de la rencontre avec autrui quand Clémentine, à la toute fin de son solo, erre à nouveau parmi le public. Elle prend alors les mains de quelques personnes, son regard perçant droit dans leurs yeux, et toujours ce sourire Mona Lisa aux lèvres.
« Il faut faire des armées d’humains et d’amour / Une révolution mais enlever le r / Une évolution, des circonvolutions / C’est ça qu’est rigolo / Car dans la révolution il y a toujours de la revanche. » exprime Jean-Marc Le Bihan alors que Clémentine poursuit son chemin, faisant le mur, à l’horizon.
Cédric Chaory
©Cédric Chaory (photo page accueil Farandole de Solitudes d’Alice Kinh)