Anne Nguyen, aux racines du hip hop
Depuis bientôt 20 ans, Anne Nguyen déconstruit et reconstruit le vocabulaire des différentes danses hip hop, participant ainsi à renouveler et à transmettre l’histoire de ces cultures urbaines. Elle est aujourd’hui artiste associée à La Manufacture – CDCN Nouvelle Aquitaine. De quoi découvrir prochainement son œuvre à La Rochelle et Bordeaux. Rencontre avec une chorégraphe singulière et passionnée.
Vous êtes artiste associée à La Manufacture depuis une saison. Que représente pour vous un tel partenariat avec ce genre de structure ?
Il est très important pour les artistes-chorégraphes d’être associé-es à des lieux tels que les centres de développement chorégraphique nationaux : cela nous permet de travailler sur le long terme avec un lieu, une équipe, un territoire, un public. À travers les rencontres, les ateliers, les sorties de résidence, la compagnie peut prendre le temps d’échanger avec le public, dont les retours m’ont toujours apparu aussi passionnants que précieux. Je ne fais pas ce métier pour traverser des villes et des théâtres en y montrant mes pièces sans en comprendre l’impact ; j’aime aller à la rencontre des spectateurs et me nourrir de leur réflexion. Le CDCN a une mission bien spécifique par rapport à la danse, notamment à travers le rapport qu’il entretient avec son territoire. Celui de La Manufacture qui couvre cette immense région qu’est la Nouvelle-Aquitaine, où je suis peu identifiée, m’offre de surcroît la possibilité de découvrir un nouveau public. Je ne peux donc être que ravie d’y être artiste associée depuis septembre 2023.
Et savez-vous pourquoi le choix de La Manufacture s’est porté sur vous ?
Rien n’a été décidé au hasard. Cela fait maintenant de nombreuses années que je connais Stephan Lauret et Lise Saladain. À l’époque du Cuvier – CDC Aquitaine j’ai joué il y a plus de 10 ans PROMENADE OBLIGATOIRE, une pièce de groupe autour du popping. Puis en 2015 j’ai pour ce même lieu créé un jeune public en plateau partagé avec Michel Schweizer. C’était une pièce inspirée par la narration des corps, intitulée Lettres à Zerty, au sein du programme Au pied de la lettre. Pour accompagner cette pièce, une ressource numérique pédagogique, accessible sur clé USB, avait été créée à l’attention des jeunes spectateurs mais aussi de leurs parents, enseignants, animateurs, j’ai beaucoup apprécie la démarche.
Je me souviens que nous avions de très bonnes connexions, Stephan, Lise et moi, nos sensibilités étant proches. Nous avons gardé contact toutes ces années et me voilà aujourd’hui à leurs côtés en Nouvelle-Aquitaine.
Vous serez présente à La Manufacture de La Rochelle le jeudi 3 octobre pour l’ouverture de saison 2024/25. Manière de vous présenter au public de Charente-Maritime mais aussi de dévoiler votre nouveau film UNDERDOG CITY, variation autour de votre pièce Underdogs. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
J’aime revisiter mes pièces à travers la réalisation de courts ou moyens métrages, comme j’ai pu le faire précédemment avec Épicentre (ndlr : Prix Performance de l’Urban Films Festival 2022 et le troisième Prix du Public au TANZAHOI International Dance Film Festival 2022). Pour UNDERDOG CITY, l’idée était de réunir les trois interprètes d’Underdogs et une quarantaine d’habitants de la ville d’Ivry-sur-Seine dans le Val-de-Marne. Essentiellement des filles et des femmes d’ailleurs, de 9 à plus de 60 ans. À l’initiative de la ville d’Ivry et en partenariat avec La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne, cette création filmique est une version augmentée du spectacle qui met en avant les lieux emblématiques de la ville et ses habitants, aux côtés de plusieurs danseurs·euses professionnel·le·s de mes différents spectacles, qui ont mené des ateliers avec eux. C’est un regard poétique croisé sur la ville et le spectacle Underdogs avec, en filigrane, un thème autour de la statue de la Liberté, qui très présente dans la pièce. Ce film donne par ailleurs des clés de lecture sur Underdogs, que beaucoup de spectateurs de La Manufacture – CDCN ont pu découvrir sur la saison 2023/2024. J’espère qu’ils auront plaisir à s’y replonger à travers ce film.
Vous êtes chorégraphe, réalisatrice, auteure… Vous avez toujours multiplié les médiums pour exprimer votre art…
Tout à fait. Je suis arrivée assez tardivement à la danse, j’ai commencé à la pratiquer sérieusement vers 19 ans. Auparavant j’ai suivi des études en physique, mathématiques et linguistique. Je m’inspire d’ailleurs beaucoup de principes mathématiques et géométriques pour composer des motifs de danse dans l’espace et je dirais qu’encore aujourd’hui mon inspiration n’est pas uniquement irriguée par la danse, par le mouvement : j’aime la théorie des jeux, l’analyse des systèmes complexes, la bande dessinée…
J’ai toujours aimé écrire. J’ai publié dans le magazine Graff it ! mon recueil de poèmes sur la danse : le Manuel du Guerrier de la Ville, puis y ai été rédactrice en chef de la section danse entre 2006 et 2009. Je trouvais important qu’une danseuse hip hop puisse prendre la parole sur son art et qu’il ne soit pas chroniqué uniquement sous le seul prisme des « journalistes culture » dont les écrits ne correspondaient bien souvent pas à la réalité d’un milieu émergent. En parallèle de mon travail de chorégraphe, j’ai été intervenante artistique à Sciences Po Paris de 2012 à 2018. J’ai beaucoup écrit sur la danse et donne aujourd’hui de nombreuses conférences.
Vos pièces ont traversé les diverses essences de la danse hip hop : le break avec Yonder Woman, le popping avec bal.exe … Votre prochaine création [Superstrat[ questionnera une fois encore l’histoire du hip hop. Cette fois-ci à travers les liens entre l’Afrique et l’Amérique qui ont donné naissance à la culture hip hop ?
[Superstrat[ explore les racines ancestrales de la danse et de la musique et leur lien avec le patrimoine afro-américain. Porté par Mark-Wilfried Kouadio, vu dans ma précédente pièce Matière(s) première(s), ce solo raconte la mémoire du corps à travers un voyage initiatique et migratoire. Par la danse et le chant, il traverse rythmes, époques et gestuelles, rappelant le langage ancestral du corps et sa capacité de réinvention.
Le terme « superstrat » désigne les traces laissées par une langue sur une autre. [Superstrat[ examine ainsi les influences culturelles de l’immigration, combinant tradition et modernité, et montre comment les pratiques ancestrales ressurgissent, se transforment et se diffusent. Je suis très attachée à l’histoire des danses urbaines, car elles nous ramènent à nos intuitions profondes et universelles de la danse.
Vous savez, je suis entrée dans le hip hop via la musique. Ce qui m’a attiré dans cette culture, avant même de comprendre les paroles, c’est l’essence guerrière du rap U.S., ses rythmes et ses sonorités évoquant une armée rebelle en marche. J’ai été grisée par ce mouvement d’émancipation et de dénonciation des oppressions. Je veux revenir à cette essence car j’ai le sentiment que le hip hop perd aujourd’hui ses fondements : il est issu d’une pratique avant tout sociale, mais est aujourd’hui souvent transmis de manière académique.
Je ne peux concevoir le hip hop comme une danse académique sans vision sociale. On a tendance à oublier l’histoire de cette danse : le break, le Bronx, l’universalisme de cet art. La culture hip-hop, héritière de l’histoire culturelle afro-américaine, résulte de la fusion de diverses traditions et cultures au sein d’espaces urbains confinés. Aujourd’hui, la danse hip-hop est ouverte et cosmopolite mais elle est bien plus couramment présente dans les centres-villes que dans les banlieues, pratiquée principalement par des classes sociales aisées, et essentiellement par des jeunes filles. L’institutionnalisation de cette culture via la création d’un Diplôme d’Etat pour l’enseigner ou l’intégration du break comme discipline aux Jeux Olympiques va accentuer cette gentrification du hip hop qui est déjà en route depuis de nombreuses années. L’argent va couler à flots, mais il ne servira majoritairement pas à développer des projets de territoire sur les banlieues et au profit des milieux issus de l’immigration récente, qui ont pourtant été le terreau du hip-hop lors de son émergence en France dans les années 80. Le prétendre est une imposture politique. Le hip hop, lancé dans le grand bal de l’économie des loisirs et du divertissement, soumis au grand marché de l’individualisme et de la compétition, est pour moi aujourd’hui le symptôme d’une soumission à une forme d’hégémonie culturelle américaine, et clairement l’antithèse de la danse dans sa forme universelle, sociale et fédératrice, et à l’opposé des valeurs de ce mouvement contestataire et émancipateur.
A La Manufacture CDCN La Rochelle : Présentation de saison 2024/25 – jeudi 3 octobre 18h30 ; Premier regard sur [Superstrat[- jeudi 21 novembre 18h30 ; [Superstrat[ (représentation) – mardi 11 mars 19h30
Propos recueillis par Cédric Chaory
©Patrick Berger