Jan Martens, la grande forme
En 2021, avec dix-sept interprètes au plateau, l’artiste flamand proposait d’interroger les différentes mobilisations du type Black Lives Matter, Gilets jaunes, Youth for Climate. Face aux enjeux climatiques ou sociétaux, Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones varient les motifs de résistances s’incarnant dans un corps de ballet intergénérationnel. La pièce ne cesse de tourner depuis. Elle arrive sur la scène nationale de La Rochelle. Entretien avec Jan Martens.
Plus que vos précédentes créations, Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones est politique. Pourquoi aujourd’hui plus qu’hier s’emparer d’un tel sujet ?
Mes précédentes pièces relevaient sans doute plus de la sphère de l’intime, elles n’en restaient pas moins créées dans un contexte politique fort, avec une portée qu’il l’est tout autant. En 2018, j’ai créé Passing the Bedchdel Test. Cette pièce mettait en scène treize jeunes femmes se glissant dans la peau des unes et des autres, et de personnalités féminines d’hier et d’aujourd’hui : de Virginia Woolf à Jeanette Winterson en passant par Susan Sontag, Rebecca Solnit et Solange. Elles y lisaient des textes extraits de lettres, de journaux intimes, de paroles, d’essais et de conférences TED formant un cadre auquel s’ajoute leur propre biographie.
La pièce était un instantané et un plaidoyer pour l’épanouissement de soi. Je me souviens que les jeunes femmes découvraient combien la scène queer des années 50, 60, 70 se posait les mêmes questions qu’aujourd’hui, qu’elles vivaient aussi les mêmes joies. Les décennies passent mais nous nous battons toujours pour une seule et même cause : la liberté d’être totalement soi. Passing the Bechdel Test nous rappelle aussi que rien n’est jamais gagné. Regardez ce qui se passe aujourd’hui avec le droit à l’avortement. Il est menacé dans bon nombre de pays occidentaux. J’ai le sentiment que nous devons toujours refaire les mêmes batailles.
Certes Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones apparaît plus frontalement politique en mettant en scène des formes d’organisation des manifestants autant que celles du pouvoir policier et militaire mais elle l’est ni plus ni moins que mes précédentes oeuvres. Sans doute que le fait d’accéder pour la première fois à de très grandes scènes, à des institutions renforce cette impression. Il se trouve que pour moi ce sont des endroits parfaits pour porter haut et fort une parole politique.
Avec cette pièce vous goûtez aussi pour la première fois au plaisir de chorégraphier pour un important groupe d’interprètes …
J’avais vraiment ce désir de créer pour un tel groupe après avoir composé des soli, des duos, des pièces pour 8 interprètes tout au plus. Je cherchais aussi une manière de créer une pièce qui rassemblerait plusieurs générations. Lors de l’audition, je m’étais fixé un cast de 12 interprètes mais finalement 17 artistes se sont révélés passionnants composant un bel équilibre. De savoir que nous pourrions être accueillis sur des grandes scènes m’a aussi motivé à pousser le curseur jusqu’à 17 interprètes au plateau.
Il y avait aussi cette envie de redéfinir ce que peut être un corps de ballet. Demander à une troupe classique d’exécuter un temps levé en tournant et tous les danseurs qui le composent le feront parfaitement et de manière identique. Le corps de ballet d’Any attempt est tout autre : je lui ai écrit une danse avec des identités multiples, je lui ai proposé un plateau comme l’espace d’une possible démocratie. Mon « corps de ballet » est atypique en ce sens où il réunit dix-sept interprètes qui transcendent les générations, de 17 à 70 ans, et qui sont tous engagés dans une expérience faite de tensions et de joie.
Avec cette troupe, vous partagez aussi le plaisir de fouler le plancher de grandes scènes. On y prend goût ?
Forcément. C’est un réel plaisir pour moi qui avait jusqu’ici fréquenté des scènes plus underground pendant de nombreuses années où je jouais – si je puis m’exprimer ainsi – pour mes collègues. Là je découvre non seulement la grande ouverture d’esprit de ces vénérables maisons mais également leur confiance en mon travail et le fait que je puisse y amener des choses différentes. Vous savez dans les Scènes Nationales et assimilé bon nombre des spectateurs prend des abonnements, ne sachant pas trop ce qui sera joué. Aussi c’est une réelle opportunité pour moi d’acquérir un nouveau public et pour eux de connaître mon travail. Cela renforce surtout mon envie de proposer des pièces toujours plus politiques, audacieuses.
Parlez-nous de la musique d’Any attempt qui semble être le lien, le dénominateur commun qui (ré)unit votre troupe hétérogène ?
Effectivement, l’unité de ma troupe vient de la musique. Avant même que nous commencions les répétitions, j’avais déjà choisi les musiques et chants de protestation qui font la bande son d’Any attempt soit Concerto pour Clavecin et Cordes Op 40 de Henryk Mikolaj Górecki, People’s Faces de Kae Tempest et Dan Carey et le Triptych: Prayer/Protest/Peace de Maxwell Roach.
Le concerto de Gorecki par exemple m’a de suite parlée. Il s’agit d’un cri politique, d’un acte de rébellion. Górecki, ce musicien polonais et professeur de l’Académie de Katowice, n’aimait pas du tout l’ingérence du gouvernement au sein de son Université. Il a alors décidé de prendre un chemin radicalement différent dans sa manière de composer, de glisser d’une œuvre d’inspiration religieux à un minimalisme qui n’est pas sans rappeler ce que faisaient les yankees Reich, Glass et consort. Dans la Pologne communiste, cela fit l’effet d’une bombe.
Dans la pièce, chaque danseur interprète dans son propre langage cette musique. Lors des répétitions, je leur ai demandé de me proposer leur propre chorégraphie. Les plus aguerris d’entre eux – certains sont chorégraphes – n’ont eu aucun mal à me livrer une sublime partition. Pour les plus jeunes, nous les avons aidés à accoucher de leur idée. En leur disant : « pas le torse, met plus de bras, ralentis un peu … » pour que leur histoire soit la plus juste possible. In fine, le rythme et la composition les réunissent même si les interprétations, les qualités de mouvement ont libre cours. C’est sans doute là que nous arrivons à la fois à être singulier et homogène.
Il y a aussi une scène de marche assez compliquée dans la pièce. Tel un vrai corps de ballet, le groupe a énormément travaillé cette partie qui nécessite de compter sans cesse. J’ai beaucoup apprécié le fait que ceux qui peinaient à assimiler ces comptes soient spontanément aidés par le reste de la troupe.
Depuis 3 ans, votre pièce tourne incessamment. La troupe originelle est-elle toujours la même depuis ce soir de juillet où fut créé Any Attempt dans le in du festival d’Avignon.
Disons que oui. Seul un danseur a quitté la distribution. En tout ce sont 25 artistes qui peuvent danser Any attempt. Pour ce vaste cast, j’ai gardé la diversité des interprètes, inhérente au projet. Pour cela, je collabore avec la compagnie berlinoise Dance On Ensemble qui met en valeur l’excellence artistique des danseurs de plus de 40 ans. Aussi j’ai toujours avec moi 4 interprètes dit « âgés ». Récemment l’un deux vient de se casser le poignet et ne sera certainement pas présent sur le plateau de La Coursive.
Vous chorégraphiez depuis plus de 15 ans et avez cumulé les succès public et d’estime, ce qui vous a valu le titre de « nouveau phénomène de la danse belge ». Quel regard portez-vous sur ces années ?
Je dois dire que je suis content et fier de ce parcours et qu’aujourd’hui plus que jamais je me sens une grande liberté pour aller conquérir de nouveaux horizons. Je sens poindre de nouveaux défis, motivé par mes récentes productions, notamment Future Proche créé avec le Ballet de Flandres en juillet 22 dans la Cour d’Honneur du festival d’Avignon. Je suis plein d’envies, d’idées.
Et si je regarde en arrière je trouve que les pièces Sweat Baby Sweat ou Dog days are over vieillissent bien. Elles me semblent intemporelles ce qui me permettra de les rejouer notamment sur les prochaines saisons.
Que vous dire à propos de ce titre de « phénomène de la danse belge » ? Je suis content d’être belge, ça c’est sûr et de m’inscrire dans l’histoire de la danse belge car ce sont les Jan Fabre, Anne Teresa de Keersmaeker et Wim Vandekeybus qui m’ont touché et inspiré quand j’ai découvert adolescent la danse. J’espère continuer dans leur lignée et participer aussi à la diversité chorégraphique en Flandres. Avec mon collectif GRIP qui réunit quatre chorégraphes, je tente d’insuffler autre chose, à savoir que contrairement aux compagnies citées précédemment construites autour d’un ou une chorégraphe, nous construisons une « maison » qui penserait la création et la danse différemment, qui serait entièrement dévouée à l’intérêt du collectif et où les connaissances profiteraient à tous.
Voice Noise, votre nouvelle création, a été dévoilée il y a trois semaines et est d’ores et déjà promise à une belle tournée. Un petit mot sur cette œuvre qui fait la part belle à des musiques oubliées et en particulier aux voix de femmes ?
Voice Noise ne fut pas aisé à concevoir mais je dois dire que je suis, à ce jour, satisfait du résultat. J’ai bataillé pour que les treize titres de chanteuses ou musiciennes qui résonnent dans la pièce s’intègrent dans une dramaturgie et une chorégraphie qui fassent sens.
J’ai choisi de composer uniquement des soli ou des unissons avec les six danseurs et je pense proposer, ici, quelque chose de différent. Bien que je sois habituellement un chorégraphe plutôt strict et rigoureux, je crois que cette création prend une direction plus libre, voire « sauvage ». Si j’ai souhaité donner voix à ces femmes dont les mots et paroles ont été étouffés, c’est aussi pour permettre à chacun des danseurs et danseuses de s’exprimer dans une diversité d’expressions. C’est une manière pour moi de m’éloigner du contrôle habituel, d’embrasser une approche plus ouverte et inclusive.
Propos recueillis par Cédric Chaory
©Diego Franssens