Entretien : Noé Soulier

Noé Soulier: L’expérience Trisha Brown

ENTRETIEN – Noé Soulier revient tout juste de New-York où, accompagné de huit interprètes de la Trisha Brown Dance Company, il a finalisé la création de In the fall. À quelques jours de la première de « cette pièce adressée à Trisha », le directeur du Centre national de la danse contemporaine d’Angers se confie à umoove.

Pour le cinquantième anniversaire de la Trisha Brown Dance Company fut imaginé un programme célébrant l’héritage de cet illustre ensemble. Après la chorégraphe cubaine Judith Sánchez Ruíz, vous êtes le second artiste invité à l’intégrer en signant une œuvre. Comment avez reçu cette invitation ?

J’étais à la fois surpris et touché car c’est une compagnie légendaire dans l’histoire de la danse contemporaine. Judith Sanchez était effectivement la première chorégraphe à signer pour la TBDC. C’est une ancienne danseuse de cette compagnie, il y avait donc une forme de continuité et légitimité à ce qu’elle signe une œuvre pour cet ensemble. Mais que moi je sois sollicité, ça m’a beaucoup ému. Je me souviens avoir dansé une reconstruction de Set and Reset quand j’étais étudiant à P.A.R.T.S il y a 15 ans. Si on m’avait dit à cette époque que je serais à New-York un jour avec huit des interprètes de la compagnie pour y chorégraphier une pièce, je n’y aurais jamais cru.

Vous dîtes : «Mon approche du mouvement porte la marque de celle de Trisha Brown. Même par ce qui la distingue, elle entre en dialogue avec lincroyable renouvellement du champ chorégraphique quelle aura contribué à provoquer ». In the Fall creuse-t-il le sillon d’un art brownien ?

Non, j’ai pris un chemin différent. Trisha Brown a eu une influence énorme sur la danse des années 80/90. Une artiste comme Anne Teresa de Keersmaeker en est le parfait exemple. Un peu comme dans l’histoire de la peinture, il y a des filiations qui se trament dans l’histoire de la danse. Balanchine et Forsythe, Brown et ATDK … Pour In the Fall, je n’ai pas copié un style propre à Trisha Brown, pas essayer de l’imiter mais plutôt de m’appuyer sur la relation du mouvement que j’essaie de développer et celle qu’elle a construite. Donc j’ai pris un chemin différent même si forcément, in fine, Trisha Brown est présente dans l’œuvre. Mais de manière subtile.

Je me souviens d’une interview entre Yvonne Rainer et Trisha Brown. Elle lui disait que quand elle créait, elle tentait d’exclure tout ce qui ressemblait à de la danse moderne américaine. Je ne dirais pas que j’ai appliqué ce précepte pour In the Fall mais il y a un peu de cela. Je m’explique : dans la pièce, j’utilise des instructions simples. Par exemple : se projeter dans une direction jusqu’à déformation du mouvement et à la chute finale. Cette tâche crée bien évidemment des déséquilibres précaires, une dilatation du temps, questionne la gravité. Tout cela est présent dans le travail de Trisha Brown mais je me suis efforcé de repenser ces logiques de mouvement pour éviter toute forme de pastiche. J’ai ainsi dialogué avec sa grammaire pour la questionner et me questionner.

Vous revenez tout juste de New-York où vous avez finalisé la pièce. Comment se sont déroulées les répétitions avec la compagnie ?

Je pensais proposer mon type de processus habituel et voir comment ça prendrait mais très rapidement j’ai transformé ma manière de travailler. J’ai pour habitude de générer du mouvement par le fait d’imaginer quelque chose. Par exemple, je dis à un interprète : « imagine un objet qui vient vers toi et que tu dois l’éviter » … Esquiver un objet imaginaire en studio permet de créer une amorce de mouvement, une base qu’on retravaille ensuite. Avec les huit interprètes de In the Fall, j’ai remplacé cet objet imaginaire par un danseur. Un corps bel et bien réel et présent. Cette matérialisation a changé toute la donne. Il a permis la création de duo dont je ne gardais que la réponse du danseur en position d’esquive. Le rendu était alors plus littéral, concret. Cette option de l’objet matérialisé par un danseur m’a semblé être plus en phase avec ce groupe d’interprètes qui a une capacité à travailler le mouvement de manière très concrète et directe.

Quant au mouvement brownien, il est très fluide. On a l’impression que son accomplissement se fait sans effort, que les corps bougent par eux-mêmes. Mon propre vocabulaire inclut des gestes hachés, inorganiques, des contrastes dans l’écriture. Je pense que cette recherche de la rupture a permis aux interprètes d’appréhender un nouvel univers qui joue à la fois de la fluidité et de l’opposition. J’ai beaucoup appris de cette collaboration.

Comment s’articule In the Fall avec les des deux autres pièces du programme : For MG et Working Title ?

Difficile de l’exprimer clairement ce jour (NDLR : interview réalisée le 7 novembre) car nous n’avons pas encore eu de filage avec les costumes, les lumières, sur scène. On va le découvrir prochainement. Ce qui est certain c’est que le programme en question met au jour une exploration inédite de l’écriture du mouvement. Il y a chez Trisha Brown une manière très physique de travailler le mouvement. On y perçoit les forces qui s’exercent sur le corps et le mouvement. C’est différent de ce qu’on peut voir chez Cunningham ou Balanchine où la géométrisation du mouvement est prégnante. Là, le mouvement se définit en termes de force. Il nous fait éprouver notre corps comme une chose physique appartenant au monde physique au même titre que tous les objets qui nous entourent. C’est une expérience presque existentielle que Trisha Brown nous propose.

Mon vocabulaire est construit sur la base d’actions (par ex. frapper ou éviter) avec lesquelles j’explore là une toute autre strate du mouvement. C’est pourquoi je vous disais que j’instaure un dialogue avec l’œuvre de Trisha. Un dialogue entre deux strates ; qui s’exprimerait de manière intuitive, comme une résonance, une greffe.

Savez-vous pourquoi For MG et Working Title ont-été choisis pour ce programme ?

Je ne sais pas exactement ce qui a abouti à ce choix. Ces pièces n’ont pas été très vues en France, comparées à Set and Reset au répertoire de quelques ballets français, Glacial Decoy ou encore Newark.

For MG est une pièce radicale où un des danseurs reste totalement immobile, de dos, durant toute la durée de la représentation. Créée en 1991, cette pièce reste très contemporaine. Elle est à part dans le répertoire de Trisha Brown, évoluant comme un film, avec sa théâtralité et sa narration à peine esquissée, cryptique. Je trouve que For MG est une pièce des plus pièces les plus intrigantes du répertoire de la TBDC.

Working Title est plus dans la veine de Set and Reset : une explosion de mouvements avec une composition complexe, fluide et énergique. C’est une pièce jouissive. Ce sont deux propositions très contrastées.

Vous avez chorégraphié pour le Ballet du Rhin (D’un pays lointain, 2011), le Ballet de Lorraine (Corps de ballet, 2014), L.A. Dance Project (Second Quartet, 2017), le Ballet de l’Opéra de Lyon (Self Duet, 2021) et cette année le Nederlands Dans Theater (About Now, 2023). En quoi travailler avec la TBDC a été une expérience différente ?

Toutes les formations que vous venez de citer passent d’un chorégraphe à un autre au gré des commandes de création. Ses artistes naviguent d’un univers à l’autre avec aisance. Avec la Trisha Brown Dance Company, il m’a fallu créer une relation. Je m’y suis beaucoup concentré, ai été beaucoup à l’écoute de la troupe et de la résonnance de l’œuvre de Trisha Brown.

Vous savez, quand j’ai travaillé avec le NDT, une compagnie qui possède un lien très fort avec la danse classique, j’ai eu l’impression d’être dans un échange avec Forsythe ou Balanchine. Pour In the Fall, j’étais en dialogue avec l’œuvre de Trisha Brown. On créé toujours par rapport à une certaine histoire, une tradition. Quand on écrit une lettre à quelqu’un, on s’adresse à lui d’une certaine manière qui ne sera pas la même qu’à une autre personne. In the Fall est une pièce adressée à Trisha. On pourrait presque dire que je lui ai écrit.

Le CNDC entretient une histoire avec Trisha Brown. En parallèle de la tournée à venir d’In the Fall va se dérouler un temps fort au CNDC. Quel en est le programme ?

Il y aura des ateliers pour les amateur-es, ouverts à tous car je trouve important qu’on puisse éprouver dans son corps l’héritage de la chorégraphe new-yorkaise.

Emmanuelle Huynh qui fut directrice du CNDC ( NDLR : de 2004 à 2012) a publié un livre d’échanges avec Trisha Brown (NDLR : Histoire(s) et lectures aux Presses du réel, 2012). Elle l’a également beaucoup invitée pendant sa direction du CNDC ; l’école a également profité de ces échanges France/USA. Il sera donc intéressant de l’entendre parler de Trisha.

Et puis les étudiants de l’école du CNDC vont jouer une version Set and Reset… Ce temps fort durera près de deux semaines et je l’espère sera aussi riche que l’histoire entre la chorégraphe américaine et le centre angevin !

Au-delà du CNDC, Trisha Brown a entretenu des liens forts avec la France. Avez-vous pu échanger avec la compagnie autour de ce compagnonnage ?

Bien sûr, nous avons fait une sortie de résidence à l’issue de nos récentes répétitions new-yorkaises et d’anciens interprètes de la compagnie étaient présents et émus d’être là. Vous savez la France a beaucoup compté pour Trisha Brown. À ses débuts, dans les années 70, elle créait des performances auto-financées, à l’économie informelle. Mais à compter des années 80, elle a investi les théâtres et trouvait bien souvent les financements auprès de l’Europe et de la France notamment. Michel Guy, Ministre de la Culture et fondateur du Festival d’Automne, a œuvré en ce sens (For MG lui rend hommage). La venue de Trisha (et d’autres artistes américains) en France a d’ailleurs participé à nourrir la danse contemporaine européenne. Cette histoire transatlantique, au long cours, est riche d’échanges. Elle est précieuse, et oui l’équipe de Trisha ne l’oublie pas.

Propos recueillis par Cédric Chaory

©Willfried Thierry

Cndc

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