Jérôme Lecardeur : "Les artistes ont une fonction de révélateur, de sentinelle."
Interview de Jérôme Lecardeur qui, avant de quitter la direction du TAP – Scène Nationale Poitiers, propose la 29ème édition du festival A Corps, encore et toujours rendez-vous agitateur d’esthétiques.
Le Festival A Corps est devenu un rendez-vous incontournable dans le paysage chorégraphique. Il va d’ailleurs prochainement fêter un bel âge, non ?
Tout à fait, nous fêtons le 30ème anniversaire du festival en 2024. Le petit a bien grandi. Il trouve ses origines dans le cadre de l’UNSS de l’Université de Poitiers. Isabelle Lamothe, professeur STAPS férue de danse contemporaine, a créé A Corps alors festival de danse universitaire amateur avec quelques spectacles pro. Dès le début, elle s’est liée avec le Centre d’Animation de Beaulieu et le Théâtre – scène nationale de Poitiers qui allait devenir le TAP.
En 2010, quand je suis arrivé à la direction du TAP, j’ai trouvé le concept de ce festival très intéressant. Il réunit des étudiants français mais également étrangers via la présence d’universités internationales. Cela donne à ce festival une ambiance extraordinairement jeune et festive. Eu égard à mon parcours sur la danse, je trouve lien avec les amateur-es fondamental. Nous devrions, nous institutions, nous appuyer bien plus sur la danse amateure.
A votre arrivée, vous avez impulsé une courageuse ligne éditoriale autour du corps et de ses représentations contemporaines. Quelles furent vos motivations ?
J’ai quitté le Ministère de la Culture pour retrouver le terrain et notamment la pluridisciplinarité qu’offre la direction d’une Scène nationale. Je suis dans une maison certes à dominante musicale mais qui présente une belle ouverture artistique. L’aspect du Festival d’A Corps et son « label » « corps et ses représentations contemporaines » est vraiment mon crédo. A Dieppe, de 2000 à 2010, j’ai conceptualisé cette thématique. A l’époque des programmateurs travaillaient déjà cette question mais ne la conceptualisait pas. Nous étions peu à oser programmer des travaux très radicaux (Jacques Blanc à Brest, José Alfarobba à Vanves…). Les questions queer il y a 20 ans, n’étaient pas aussi politisées qu’aujourd’hui mais il fallait bien les faire émerger. Mon crédo c’est cela : que le corps est un vecteur qui mérite d’être considéré au même titre qu’un film, un texte, une musique car il est potentiellement porteur de toutes les poétiques, de toutes les politiques. C’est pour cela que j’ai fait évoluer Festival A Corps dans ce sens, avec l’accord d’Isabelle Lamothe et au-delà de la seule danse. Théâtre et performances sont les bienvenus.
Cette édition fait la part belle aux femmes. Hasard du calendrier ?
Christophe Potet, directeur des projets artistiques au TAP, est sensible tout comme moi, à la création chorégraphique féminine, à la question de la parité. Il repère des pièces, j’en repère également et ensemble nous travaillons à la féminisation de notre programmation. Sans cette attention, on serait toujours sur des programmations super-masculines. Cependant dans la danse, la parité est plus facile à atteindre, comparé à la musique classique par exemple.
On note aussi la présence de chorégraphes émergentes de la région Nouvelle-Aquitaine (Alice Kinh, Mathilde Bonicel, Claire Lavernhe). Une attention fondamentale pour vous ?
Bien sûr, et elle se traduit dans toute notre saison et notamment sur ce temps fort. Lorsque nous avons repris l’organisation du Festival A Corps, le TAP a souhaité amorcer les rencontres professionnelles car il m’apparait important que ce festival soit régionalement utile aux autres. Nous n’avons pas un gros pouvoir de production mais en revanche, notre écho et notre espace permettent tout un tas de choses. Du coup le Festival A Corps avec l’OARA (Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine), jouent cette carte-là.
La pépite Hope Hunt and the Ascension into Lazarus d’Oona Doherty va être présentée… mais dans une nouvelle distribution. N’est-ce pas risqué ?
Effectivement ce solo était totalement incarné par la présence unique d’Oona Doherty. Mais il arrive que les artistes ne soient plus enclins à danser leur solo-phare. Il s’avère qu’Oona a décidé qu’une interprète reprenne ce puissant solo (Sandrine Lescourant). Une interprète de sa trempe si l’on peut dire et qui saura porter toute la puissance de la pièce. C’est une chance pour Poitiers d’ailleurs que d’accueillir ce solo qui n’avait encore jamais été présenté ici.
Dans le même registre Alexandre Fandard propose également un solo qui questionne la jeunesse des cités. Que dire de cette pièce ?
J’ai vu Comme un symbole il y a longtemps à l’Etoile du Nord. C’est une pièce intéressante et un peu mystérieuse. Elle cultive une forme d’ambiguïté par rapport à la silhouette « blouson/ casquette », par rapport à ce qu’elle dit de façon assez explicite. L’intérêt des festivals est de pouvoir voir 3-4 pièces de formats différents dans la journée et Comme un symbole s’inscrit parfaitement dans le Festival A Corps, adossée aux autres pièces du jour qui propose la nouvelle création de Steven Cohen et les créations des jeunes chorégraphes Mathilde Bonicel, Claire Lavernhe et Alice Kinh.
François Chaignaud et Volmir Cordeiro ont l’honneur d’être programmés à deux reprises. Les raisons de ce privilège ?
François est un habitué de la maison. Sa compagnie a longtemps été installée dans la ville jusqu’au jour où il nous a annoncé qu’elle migrait en Rhône-Alpes (région qui lui proposait de meilleures conditions). J’ai alors alerté la DRAC alors qu’on laissait partir partir l’une des plus belles signatures de la région … Il me fut retorqué qu’il n’y avait que le TAP qui le programmait. Aujourd’hui il tourne énormément, il a atteint un tel niveau de maturité artistique que je m’en fous un peu qu’il ait quitté la région. Il semblait inexorable vu son talent et son intelligence qu’un autre dessein l’attende. Concernant cette double programmation : il y a la conjonction d’un report et d’une coproduction. Il faut savoir que le public d’ A Corps aura la chance de voir le chef-d’œuvre GOLD SHOWER. Nous sommes la seule date hors-Paris à accueillir la reprise de cette pièce.
Pour Volmir Cordeiro : j’avais vu sa pièce RUE à Bordeaux puis nous l’avions programmé au quai de déchargement du TAP. Voir son corps dans le béton, c’était très étonnant. Il se déploie dans des ambiances urbaines. Il est cette année le chorégraphe qui va prendre en charge les étudiants pour la création d’une pièce intitulée Queimada. Je n’ai aucune idée de ce qu’il va produire… il parle du jeu de la balle aux prisonniers qui s’appelle queimada. Il s’agira de construire un terrain de jeu, d’interroger et de reconsidérer les règles afin de faire apparaître des communautés possibles, des danses, des célébrations.
Steven Cohen est un habitué du TAP. Quelle est l’histoire qui vous lie à cet artiste sud-africain ?
J’ai une histoire personnelle avec Steven. J’ai été un des premiers à le programmer à Dieppe. I wouldn’t be seen dead in that… Elu était encore vivant, Régine Chopinot dansait pour eux avec des trophées d’animaux. J’avais adoré ça, j’en avais fait l’affiche pour le festival. Et puis à Poitiers, avec Christophe, nous avons invité Steven à plusieurs reprises. Il est d’une telle rigueur intellectuelle sur ses objets. Ce corps-éponge me fascine : ce mec est un corps qui absorbe toutes les misères du monde, et notamment dans les endroits mémoriels qui le concernent plus. Il sait mettre en scène, jouer, filmer… Boudoir est une pièce complexe, car après les films sur grand écran, il faut faire entrer une quarantaine de personnes dans un petit espace rempli d’objets. Quand tu regardes dans le détail, les objets sont ultra-choisis, lyriques et très queer, et revient sur la thématique du feu, celui des autodafés et des fours crématoires. Sur des lieux mémoriels (camp de concentration, atelier de taxidermie sud-africain …). C’est puissant, dramatique et extravagant à la fois.
Mais nous avons aussi du groove, de l’electro, du clubbing. La musique est tout autant célébrée que la danse dans le festival A Corps. Faire la fête semble dans l’ADN du festival, non ?
Oui avec Soa Ratsifandrihana qui signe g r oo v e ou encore le trio Ophélia Hié, Mélissa Hié et Vassilena Serafimoa qui se retrouvent pour un set inédit au Confort Moderne. Il y a toujours des fêtes dans le Festival À Corps On ne peut pas inviter des étudiants du bout du monde sans faire la fête ! Nous faisons pareil pour notre festival de cinéma – le Poitiers Film Festival. N’être que dans l’ultra sérieux ce n’est pas envisageable ! On adore l’électro, la musique. On en programme toute l’année donc oui le Festival À Corps fait danser son public. La traditionnelle soirée de clôture – À Corps Party peut accueillir des centaines de personnes dans le grand foyer. Ce soir-là, le TAP vibre.
Au-delà la jeunesse, les autres générations cautionnent-elles la ligne éditoriale du festival ?
Bien sûr. Quadras et quinquas font partie du public. En fait, je suis à l’affût des évolutions sociétales, notamment autour du corps, des mœurs, des sexualités. J’ai des antennes. Je lis, je sors, je vais aux spectacles, je voyage et hume l’air du temps. Quand je flaire un symptôme, une question nouvelle relative aux mœurs, j’essaye de lire sa mise en corps dans les spectacles. Et l’on sait comme les artistes ont une fonction de révélateur ou de « sentinelle » aussi.
Une année, j’ai reçu une lettre d’insultes au sujet de la nudité… L’année suivante, j’ai décidé de questionner la nudité au plateau. Pourquoi est-ce encore un sujet ? Je ne trouve pas ça mal que ce soit encore un sujet mais alors creusons sérieusement cette question, politiquement, poétiquement, sans négliger l’érotisme ! Nous avions alors organisé plusieurs conférences et programmé des pièces en accord avec le thème. Les rarissimes oppositions sont complètement balayées par tous les purs moments de pertinence artistique et de bonheur que nous apporte, au TAP et à nos partenaires l’université de Poitiers et le Centre d’Animation de Beaulieu, ce festival très joyeux !
Propos recueillis par Cédric Chaory
Plus d’informations : Festival À Corps – le corps et ses représentations contemporaines (festivalacorps.com)