Musicalité fraternelle
Torobaka ou la rencontre de haut vol, de deux grandes figures de la danse contemporaine, de celle qui s’écrit aujourd’hui. D’un côté, le grand danseur de flamenco Israël Galvan, de l’autre le danseur contemporain, mais aussi danseur de kathak (danse du Nord de l’Inde) Akram Khan. Tandis que ce dernier a déjà collaboré à l’occasion de duo avec différentes figures de la danse et d’autres artistes : Sylvie Guillem pour Sacred Monsters, Sidi Larbi Cherkaoui pour Zero Degrees, Fang-Yi Sheu pour Gnosis, Juliette Binoche pour In-I… , le premier s’est plutôt révélé et accompli au travers de soli. A une exception près, Lo real/Le réel/The real, sa dernière création où il était rejoint sur quelques séquences par les danseuses Belen Maya et Isabel Bayon.
Torobaka (assemblage en espagnol de « toro » et « vaca », les noms des deux animaux emblêmatiques, le taureau et la vache, liés aux pays dont les danseurs-chorégraphes sont issus, l’Espagne pour l’un et le Bengladesh pour l’autre) s’impose dès les premières minutes comme une explosion de sensations et d’émotions.
Au cœur d’un cercle de lumière rouge, avec à leurs côtés d’exceptionnels chanteurs et musiciens, David Azurza, B C Manjunath, Bobote et Christine Leboutte, les deux artistes vont mêler leurs pratiques, les confronter, les affirmer avec une telle jubilation qu’il parait impossible aux spectateurs de rester en dehors du cercle. Fait très rare chez le public du Théâtre de la Ville, après chaque séquence aucun applaudissement ne s’est fait entendre. Les respirations étaient comme suspendues. Heureusement surpris par la maestria de ces deux danseurs et de l’atmosphère qu’ils ont su créer, les spectateurs redoublaient d’une exceptionnelle attention.
Peu convaincu par de premières tentatives de création mêlant danse kathak et flamenco, Akram Khan s’est dit séduit et emporté par la rencontre avec Israël Galvan. Quelle jouissance de voir ces deux créateurs porter leur art au plus haut et d’être en recherche permanente. De danses que l’on pourrait penser figées car extrêmement codifiées et ancrées dans des traditions, ils déplacent sans cesse les limites pour nous témoigner de l’essence et de la contemporanéité qui peuvent s’en dégager. Danseurs d’exception, c’est dans l’aller retour entre leurs pratiques que s’expriment au mieux, la rencontre et une certaine idée de métissage. Ces moments plutôt au début et à la fin du spectacle, sont d’une grande beauté, parce que chacun fait un pas vers l’autre et sa danse. La complicité entre Akram Khan et Israël Galvan devient palpable. A la fois gracieuse et élégante, puissante et percutante, une danse de l’altérité s’invente. Face au tranchant des mains d’Israël Galvan, à ses tensions du buste, du visage, à ses frappes de pieds passant du talon à la pointe dans une rythmicité déconcertante, face à ce corps sec et filiforme, Akram Khan nous donne à voir un corps aux courbes harmonieuses, un poignet qui s’arrondi, une main qui offre, des pieds battant le sol de toute leur surface, là aussi avec une incroyable rythmicité mais dont la musicalité est toute autre.
Là où l’un coupe, perce, scande, fonce, s’adresse au public avec véhémence, l’autre s’échappe dans d’infinies spirales, traverse l’espace dans une douce rapidité, crée des lignes et des courbes se régénérant éternellement, et tente de relier l’au-delà. En dehors des qualités intrinsèques de leur danse qu’ils n’hésitent pas à exposer et avec lesquelles ils n’ont de cesse de s’amuser, Israël Galvan et Akram Khan trouvent une écriture commune mêlant ce qui les relie et les différencie. La rigueur du travail des mains, la précision avec laquelle elles dessinent l’espace, l’ouvrent, le ponctuent, tout comme le rythme et le son imprimés par les frappes de pieds sont autant de points communs liés à ces danses. Mais utilisés de manière complètement différente, pieds et mains deviennent de singulières signatures. C’est dans cet espace, dans cet entre deux, que les danseurs éblouissent. Car il y a bien rencontre lorsqu’ils se lancent dans des joutes dansées où l’on croit reconnaître telle ou telle gestuelle, mais où celle-ci nous échappe car elle est le fruit de cette coexistence de deux univers et d’une perméabilité de l’un vers l’autre. Rien à voir avec un quelconque copier coller, où le danseur de flamenco tenterait quelques pas de kathak et où le danseur de kathak se frotterait au flamenco. Ce qui ne serait que de peu d’intérêt.
Torokaba, puise son essence dans les frontières, palpables ou non. Les terres sont mouvantes. Rien de tel pour trouver et perdre l’équilibre, pour se sentir vivant. Israël Galvan et Akram Khan réussissent, au-delà de la performance physique, à nous transporter grâce à leur présence, leur exigence, sans qu’il y ait une narration précise si ce n’est la rencontre, dans états émotionnels forts. Autres artisans de ce voyage exceptionnel, les musiciens et chanteurs les accompagnant. Eux aussi se jouent des frontières, et mêlent ritualité et spiritualité afin de créer un espace temps unique.
Fanny Brancourt, Théâtre de la Ville Paris (Décembre 2014)
©Jean-Louis Fernandez