Humanité crue, nue… éprouvante, émouvante
Pendant une dizaine de jours, le Théâtre de la ville présentait la trilogie du chorégraphe canadien Dave Saint-Pierre : Sociologie et utopies contemporaines. Programmation exceptionnelle, permettant au public de rencontrer de manière condensée le travail de ce chorégraphe hors norme. La pornographie des âmes, premier volet de la trilogie fut programmé aux rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis en 2007, quant à Un peu de tendresse bordel de merde, il fut présenté en 2009 à Avignon, et en 2011 au Théâtre de la ville. Réunir ces trois pièces, (Foudres créée en 2012 s’est jouée à la Biennale de la danse à Lyon à cette même date), en un temps commun, offre une résonnance encore plus grande à la pertinente créativité de Dave Saint-Pierre.
Programmation exceptionnelle qui nous donne l’occasion aussi de voir évoluer sur scène 29 danseurs-performeurs-acteurs de la compagnie, à l’engagement total, dont la plupart furent à l’origine de la création de ces pièces. Si l’on cherchait à qualifier le travail de Dave Saint-Pierre, peut-être pourrait-on le nommer : « chorégraphe du débordement ». Déborder, se jeter corps et âme dans la tragédie de la vie et ce sans ménagement. Car c’est bien de corps et d’âme dont il est ici question avec ces trois pièces. Et pour ce qui est de se ménager, on verra plus tard, allongé les pieds devant peut-être… et encore. Ses interprètes, il les qualifie de « fous furieux qui ont le dépassement de soi comme philosophie ». Et ajoute, « j’ai besoin d’avoir des bêtes de scène ». Si ses danseurs ne se ménagent pas attendons nous, nous spectateurs à ne pas être ménagés par quelle que chorégraphie que ce soit. Aller au bout de chaque proposition pour ensuite passer à autre chose de manière légère, ludique, humoristique, grave, physique, tragique ; à l’image de la vie qui peut d’un instant à l’autre basculer le rire faisant place aux larmes et les larmes au rire. Tel est l’un des principaux moteurs de Dave Saint-Pierre. Sans doute sa fragile santé, participe de cette vitalité explosive et de cette recherche permanente sans concession.
Dans la trilogie Sociologie et utopies contemporaines, Dave Saint-Pierre met à nu l’humanité. Les rapports entre hommes et femmes du point de vue de l’amour et de ses coups bas, mais aussi d’un amour qui élève. Enfin de toutes ces choses qui meuvent l’humain et font de lui cet être en déséquilibre permanent cherchant la stabilité. On y voit alors ses failles et faiblesses tout autant que sa beauté et sa profondeur. Dépouillé de tout artifice, il se révèle enfin.Le chemin n’est pas donné. Alors commençons par ôter ses vêtements et nous verrons… nous verrons alors comment chacun traite son prochain, est attiré par lui, en recherche l’amour. « Chorégraphe du débordement »… et du dénuement. Passer par la nudité, le vide, le silence puis crier intensément, s’agiter avec ferveur dans tous les sens pour créer du sens. Tous les chemins empruntés disent ce monde qu’on voudrait policé, modéré, tiède sans vague. Dave Saint-Pierre prend sans cesse le contre-pied de cette mollesse ambiante. Si ses danseurs sont nus pratiquement tout le long des spectacles ce n’est par choix conceptuel ou gratuit (comme certains chorégraphes en abusent largement et qui, il faut bien le dire, ennuient la plupart du temps), il s’agit plutôt d’être au plus près de cette humanité. Défait des artifices que sont les vêtements, la force et la fragilité de l’Homme apparaissent plus clairement. Cette nudité devient alors un costume impeccablement taillé, ne disant rien d’autre que la vérité de chaque être.
Dans chacune des trois pièces, le débordement émane aussi des cris, de la parole qui s’exprime avec véhémence, tendresse et humour. Cette parole qui nous différencie des animaux et en même temps lorsqu’elle est éructée, crachée, dénuée de tout effet, nous ramène sans doute à notre propre condition animale. Et c’est dans toutes ces failles que le chorégraphe va chercher à puiser l’essence même de l’être humain. Le langage chez Dave Saint-Pierre est autant bruyant que silencieux. Il est fait pour être pris. L’urgence est de s’en emparer physiquement, verbalement pour dire sa joie, sa tristesse, sa colère, sa perte, son bonheur.
Que le plateau soit encombré d’objets, de danseurs, de clameurs ou qu’il soit vide de corps ou de sons, ce qui est plus rare, tout participe d’une explosion commune, d’un regard sur le genre humain. Il réside en cela, une des grandes forces du travail du chorégraphe : cette notion de collectif. Bien sûr la force du nombre, 29 interprètes, n’y est pas étrangère. Mais il y a chez Dave Saint-Pierre, pour ce qui est de cette trilogie, cette volonté de faire front, d’une danse chorale, quand bien même duos ou soli s’exécutent. Aux solitudes modernes qui guettent chacun, il oppose un chœur d’hommes et de femmes construisant ou déconstruisant le monde jusqu’à en faire valser les règles et les codes. Il y a un corps commun qui parle, qui jaillit tout au long de ces pièces. C’est ensemble que tout se fait et se défait. Chacun porte l’autre et est porté par l’autre. D’où la sensation de puissance et de force du groupe qui saute aux yeux. Servies par la qualité remarquable de ses interprètes-performeurs, les créations de Dave Saint-Pierre font jaillir toutes sortes d’émotions sans jamais nous laisser indifférents. Il s’amuse de ce qui pourrait paraître de simples et gratuites provocations, à créer le malaise, et juste avant que ce ne soit insupportable à virer « sa cuti », pour engendrer tout autre type d’émotion, de l’ordre du beau ou du rire, notamment. Ce sont ces revirements qui nous poussent nous spectateurs à réfléchir. Et c’est sans aucun doute dans cet entre-deux qu’il crée, que l’on peut trouver l’espace d’être nous aussi acteurs de ce qui se joue. Dave Saint-Pierre se préoccupe autant de la place du spectateur que de l’interprète. Aussi les uns peuvent se confondre avec les autres, être bousculés ou choqués par ce qu’ils voient, ce qui est certain, le quatrième mur n’existe pas. Le spectateur est lui-même acteur.
Après avoir brossé quelques-unes des caractéristiques du travail de Dave Saint-Pierre, revenons sur les trois pièces présentées.
La pornographie des âmes
Vingt neuf danseurs performeurs vont et viennent de cour à jardin. Habillés de pantalons et de tee-shirts, ils s’effeuillent à chaque fin de traversée. Nus, les marches deviennent plus intenses et finissent par des courses à la limite de l’urgence.
La pornographie des âmes se décline sous la forme de 26 saynètes comme les 26 lettres de l’alphabet. Durant toutes les séquences les interprètes s’habilleront, se déshabilleront, éprouveront leur nudité. La peau devient un élément essentiel de certaines de ces séquences. Une femme nue, ensanglantée se tord de violence, celle qu’elle vient de subir. Un homme, faisant disparaître son sexe entre ses cuisses, est pris de convulsions. De sa bouche s’échappent des filets de bave. L’homme devient animal. Référence au drame bosniaque. Juste auparavant dans le noir derrière une porte, loin en coulisses un couple se déchire dans une extrême violence.
L’alphabet ou ces 26 « miniteasers », comme les intitule Dave Saint-Pierre sont autant de scènes où la cruauté s’invite aux premières loges. Et ce, de la même manière lorsqu’une femme à l’obésité morbide se présente nue pour être le cobaye d’une esthéticienne spécialiste en cellulite. Le malaise est prégnant, il crispe les corps, nous attendons avec impatience non pas le salut mais un souffle d’air. L’asphyxie est à proximité. Et puis, comme une valse, entre ces scènes terribles, on change de rythme ou de pas c’est selon. L’éternel cliché de la femme nue dansant dans des clubs, est renversé. Un bel éphèbe, dos au public, se lance dans une danse faite de courbes, de douceur et de jouissantes ondulations. Un homme se prétendant comédien nous jouent cinq des sentiments qu’il sait parfaitement exécuter et parfois même au même moment. Il devient alors tour à tour triste, fâché, content, surpris et libidineux. On peut imaginer les combinaisons possibles, qu’il s’empresse de réaliser sans qu’on l’en supplie. La pornographie des âmes est un cruel et joyeux pêle-mêle. Les scènes mêlant tragique et comédie s’enchainent à un rythme soutenu et laissent le spectateur en alerte, en attente. Que peut-il bien arriver après telle ou telle séquence ? Comment peut-on éviter l’asphyxie par le rire ou la violence ?
Dave Saint-Pierre pousse chaque scène à son paroxysme et en prend le contre-point pour créer la rupture. Ces ruptures peuvent s’incarner dans des moments de douce poésie. A l’image de cette scène où les spectateurs supposés ne pas en comprendre l’abstraction, se font réexpliquer cette dernière avec des ressorts dramatiques. Comprenons ici, d’énormes avions en papier, qui se plantent dans deux hommes debout, côte à côte. La symbolique ne peut plus échapper. Après le côté anecdotique mais néanmoins juste de la proposition, hommes et femmes s’élancent dans des courses pour s’allonger devant d’autres hommes et femmes eux agenouillés pleurant leur mort. Chacun ramenant son mort sur les côtés du plateau. La scène dure suffisamment longtemps pour toucher chacun d’entre nous. La pornographie des âmes est cette succession permanente de ce qui fait la vie. Naissance et mort, jouissance et tristesse, violence et douceur… Accompagnés par une bande son éclectique appropriée, les interprètes exultent et donnent à voir qualités et faiblesses humaines.
Un peu de tendresse bordel de merde !
Un peu de tendresse bordel de merde !, s’apparente à une revue, autour de l’amour et de ses frasques, menée tambour battant par Sabrina (interprétée avec ferveur par l’excellente Enrica Boucher). Revue relevant de la recherche éperdue de tendresse bien plus encore que d’amour. « …J’ai juste envie d’un dodo collé. » écrit Dave Saint-Pierre dans le programme. Que ce soit de frénétiques hommes nus blondes platine qui n’attendent que d’être touchés, regardés, frappés, d’une femme esseulée, perdue au milieu d’hommes incapables de lui donner ce qu’elle attend, de cet homme et de cette femme qui s’acharnent à faire réagir l’homme qu’ils semblent aimer, tous s’affrontent, s’opposent, se fracassent. Désirs et envies se brisent. Les élans se rompent face à une réalité qui est toute autre.
A partir de ces drames individuels et collectifs émergent des temps de danse d’une puissance incroyable. Un groupe d’hommes ne cesse de s’élancer dans toutes les directions, roulant au sol, se relevant avec acharnement tel une boussole cherchant son Nord. L’énergie masculine explose. Ils sont plusieurs et ne font qu’un. Proche du sol, tel un félin le groupe fait corps commun avec une vitalité qui ne semble jamais faillir. El lorsque hommes et femmes se retrouvent pour un « pas de deux collectif », c’est ce même engagement et cette même ferveur qui prévalent. Attraction, répulsion les corps finissent par se nouer, se lier sans aucune mièvrerie ou froideur.
Après avoir essuyé refus, colère, jouissance, explosions en tout genre, les corps s’apaisent. Ces combattants de l’amour à tout prix, de l’exultation, du plaisir ici et maintenant, baissent les armes et trouvent enfin la paix. La tendresse les gagne. Envahis d’une autre forme d’amour, ils se laissent porter, envelopper par l’autre. Ce qui donne lieu à une magnifique scène finale où l’ingrate Sabrina, qui malgré son ton autoritaire et ironiquement vicieux, en a pris elle aussi pour son grade, se laisse glisser, nue, sur le plateau humide. Accompagnés par Für Alina d’Arvo Pärt, les danseurs se déshabillent, sans qu’on s’en aperçoive en fond de scène, couchés et rejoignent un à un la maitresse de cérémonie. Ballet aquatique sur une mince couche d’eau, chacun s’amuse des glissades, roulades qu’il peut faire. Dave Saint-Pierre sait parfaitement posé près de moments ressemblant plus à de joyeux bordels, et qui ne le sont jamais, tout y est très précis, le bordel en deviendrait sinon insupportable, des moments de beauté et de poésie simples.Il le fait, à travers ces interprètes, toujours avec une grande sincérité. Alors pourquoi ne pas suivre ?
Foudres
Troisième volet de la trilogie, Foudres pose la question du début de l’amour et de ce qui suit… Comment se rencontre-t-on ? Qu’est-ce qui nous échappe ? Qu’est-ce qui fait que l’on s’enflamme ou pas ? Les anges aux ailes blanches, nus (faut-il le préciser ?), se reposent au ciel en fond de scène. Cette image poétique à laquelle nous invite Dave Saint-Pierre ne vaudra sans doute que quelque temps, connaissant les amours humoristiques et dramatiques du chorégraphe. Effectivement, les anges tombent du ciel pour s’atteler à la tâche. Dans un brouhaha énorme comme les interprètes savent le jouer, très vite chacun s’anime pour d’un côté s’occuper d’une femme et de l’autre d’un homme. On les habille, on les coiffe. Ces derniers seront bientôt prêts pour le grand saut dans l’inconnu. Faut-il s’attendre à un coup de foudre, à de l’amour, ou au contraire à de la haine ? Peut-être est-ce tout cela à la fois ?
Ce couple sera donc le bouc émissaire amoureux de toute cette confrérie d’anges. S’incarnant parfois en êtres humains, partageant forces et faiblesses humaines à travers leur statut d’ange cupidon. Hilarante scène où les anges se retrouvent comme à une réunion des alcooliques anonymes, assis en demi-cercle, à débattre sur les peurs, angoisses ou jouissances qui les animent. Fil conducteur de ce spectacle le couple et l’image de l’amour, comme dans La pornographie des âmes, et Un peu de tendresse bordel de merde !, est mise à mal. Rien ne paraît simple dans ce qui se joue entre ces deux êtres. Les sentiments et émotions sont vécus à la manière des grandes tragédies. Exacerbation des sensations, Dave Saint-Pierre cherche une vérité, sa vérité. Il nous la donne en partage sans compromission et sans aucun doute avec délectation. Les anges ont troqué leurs ailes blanches contre des chaussures, genouillères et slips noirs. Ils sont les artisans d’une urbanisation, d’une industrialisation à l’image de nos sociétés. Le couple et tout ce qui le fait vibrer, tente de trouver une issue, une voie dans cette violence latente et cet environnement énergivore. Séquence incroyable où les interprètes à l’aide de tables, créent un podium. Un chemin de table éclairé d’un rai de lumière sur lequel ils vont et viennent comme des guerriers. Pas de « deux collectif » où la puissance et l’énergie de chacun nous font vibrer. Au milieu de ces corps brutes et impassibles, les deux âmes se frayent un chemin. Y parviennent-ils vraiment ?
La fragilité affleure autant que la force de dire non et /ou oui à l’autre, d’être ensemble. L’homme se jette de tout son corps dans une déclaration amoureuse qui n’a d’effet que de le mettre dans un état de désespoir et de perdition énorme. Paroles en l’air, la femme ne semble pas comprendre ce qui lui arrive. Elle-même se vide d’elle. Son corps fragile se tord, s’acharne. Lorsque les avancées amoureuses et les élans qui les accompagnent, tardent, l’homme s’en prend directement à ces cupidons incapables d’injecter l’amour, le vrai. Chacun semble chercher un mode d’emploi. Mais la rencontre paraît toujours impossible, les modes d’emploi divergent. Avec Foudres, Dave Saint-Pierre réunie une fois de plus ses ingrédients de prédilection : l’humour (parfois potache mais toujours bien placé), le tragique, une énergie physique extraordinairement jouissive et une dose de provocation. Sa recette prend là encore mais pour éviter une indigestion, une pause s’impose.
Fanny Brancourt
©Nada Zgank