Nul besoin, comme le prouve, ô combien brillamment ! Michael Clark, de retour parmi nous dans une forme olympique, voire olympienne, à Paris extra muros (en l’occurrence, à Créteil-Soleil), de sadiser ses danseurs, pour obtenir d’eux l’impossible. De les traiter comme de la chair à canon et les envoyer, comme nombre de ses confrères, au nom de la cause de l’art de Terpsichore, au casse-pipe, au front, au contact avec l’adversaire (= le public). Certains estimeront qu’en trente ans de carrière, l’ex-punk du ballet britannique s’est assagi. Il est parvenu, effectivement, à retourner l’audience compassée balletomaniaque d’outre-Manche (et d’ailleurs) en sa faveur. À la Maison des arts, tout le monde aura passé une excellente soirée automnale, se sera distrait sainement, sans s’abrutir, au contraire ; tout un chacun aura été captivé par la création de l’année, livrée en deux parties distinctes coupées d’un court entracte et simplement intitulée New Work 2012.
Clark, mieux que tout autre (ce mieux faisant aussi sa « différence ») aura su assortir le ballet conservateur (qu’on pourrait qualifier de « tory repertory ») à l’esprit de son époque, en partie dissipé dans la notion brumeuse qu’est aussi le « contemporain », soutenu par une énergie « rock », réactivée après la décennie baba-cool par le néo-situationniste Malcolm McLaren, qui fut proche, comme on sait, du milieu de mode, ingrédients dont la swinging capitale semble avoir le secret et le monopole. Grâce à ses collaborations avec les danseurs et les chorégraphes de son temps, Clark a su très tôt ce qu’il voulait faire et a osé emprunter ce qui pouvait l’être, côté vocabulaire, discipline, composition (on pense à Balanchine et à Cunningham) et, question décomplexion, provocation, facétie aussi ! (cf. Karole Armitage et Philippe Decouflé, entre autres).
Légère, dans tous les sens du terme, en raison de ses choix en matière d’illustration sonore, mais pas seulement, sa danse est, paradoxalement, très sérieusement traitée. Clark garde ainsi les pas classiques, qu’à l’occasion il décompose et auxquels il ajoute les gestes les plus élémentaires (par exemple : marcher, reculer, changer de direction). La B.O. n’est pas du tout dérangeante, cet accompagnement de muzzak pop n’étant pas ou plus destinée à dynamiter le ballet pour lequel le chorégraphe a un goût prononcé. On n’est pas ou plus dans une démarche visant la désacralisation de la danse, à peine encore dans une voie parodique. L’art de Michael Clark est unique en son genre, indéterminé, hybride, androgyne. Cette dialectique oscille entre la rigueur technique que possèdent les huit danseurs distribués (Harry Alexander, Kate Coyne, Julie Cunningham, Melissa Hetherington, Jonathan Ollivier, Oxana Panchenko, Benjamin Warbis, Simon Williams, renforcés par Michael Clark en personne), dont certains des fétiches du chorégraphe depuis nombre d’années et l’aspect relaxe de la gestuelle. Les spectateurs, comme, du reste, les danseurs, se sentent apaisés (surtout dans la première partie meublée par six tubes du groupe post-beatlesien Scritti Politti) comme s’ils exécutaient les exercices réparateurs prescrits par Joseph Hubertus Pilates, aucunement conçus dans un but esthétique mais dans une perspective thérapeutique ou ergonomique.
L’univers est apollinien en début de soirée et vire ensuite au dionysiaque, en orgie visuelle (mais également sonore, ne serait-ce qu’en raison de la prise de son live, brute de décoffrage, d’un concert du groupe Relaxed Muscle, qui n’a pas peur des excès de décibels). La lumière subtile aux exquises teintes bleutées de Charles Atlas, reflétée par le cyclo, passe au clair-obscur ; le jour devient nuit. En première mi-temps, hommes et femmes sont vêtus de costumes unisexe mais décents, coupés court, de couleur anthracite et, il faut bien le reconnaître, austères, rappelant plus ceux arborés par les danseurs labaniens et les gymnastes de RDA que les tenues sportives moulantes dessinées par Gabrielle Chanel pour Le Train Bleu de Nijinska célébrant les J.O. de Paris de 1924. À l’inverse, se détachent du fond sombre du deuxième tableau des danseurs valorisés cette fois-ci par des académiques lamés, argentés sur une face au moins, monochromes de l’autre, entr’aperçus dans Rainforest ou dans Biped, agrémentés parfois de zébrures comme celles des anciens numéros cabaretiers (on pense à Tabarin ou à certains musicals hollywoodiens). Le cyclo se transforme en écran vidéo et des formes abstraites se métmorphosent en lettres, puis en mots, et en autant de questions, défilant en tous sens : « What? Why Me? Why You? »…
La qualité de la danse est remarquable, on l’a dit ; le style épuré, depuis que le chorégraphe a abandonné des provocations potaches devenues elles-mêmes des clichés (la nudité, la crudité et autres effets faciles que la jeune danse française croit de nos jours inventer). Les entrées et sorties sont particulièrement soignées ; les enchaînements, équilibres, tours, sauts, déplacements sur la demi-pointe (la danse est libre et donc les pieds sont à nu), métronomiquement réglés, contribuent à la magie et au trompe-l’œil propre au spectacle scénique ; les pas de deux (cf. par exemple celui de Benjamin Warbis et Melissa Hetherington) ou de plus, le travail choral comme les variations sont sensas.
Par allusions, ou explicitement, le désir s’affirme progressivement dans cette diagonale éclairée comme un ruban, un passage mis en scène façon un clip vidéo, un étrange rituel avec des tabourets-tripodes miroitants et des danseurs plus sexy les uns que les autres ondulant du pelvis façon Elvis, se déhanchant aux rythmes d’une chansonnette bluesy. Ici, le débraillé est toujours stylisé. Le faux négligé fonctionne parfaitement avec la rigueur chorégraphique d’ensemble.
Nicolas Villodre, Maison des Arts Créteil (Novembre 2012)
©Jake Walters