Lucia Garcia Pullès : naître pas mauvaise langue
PREMIER REGARD. Le mardi 17 décembre à La Manufacture – CDCN Nouvelle Aquitaine (La Rochelle), l’Argentine Lucía García Pullés a présenté 30mn de sa performance en cours de création Mother Tongue. Retour sur (fortes) impressions.
Elle est assise sur une enceinte. Corps magnétique autant qu’électrique. À ses pieds, une pancarte où est écrit : « Combien il y a de langue dans ta bouche ? ». Ça commence comme ça, une fille gainée dans une costume en rouge et en noir des plus seyants.
Dans la bouche de Lucia, une langue qui n’est pas pudique, aventureuse même. À croire qu’elle a sa propre vie sur laquelle Lucia n’a pas de prise. Voyez comment elle force sa sortie, tapant le palais, les rangées de dents et les joues pour s’extraire de la bouche. Elle en déforme le visage de l’interprète jusqu’au grotesque, la hideur. Puis le muscle jaillit, mi-alien mi-mollusque, visqueux à souhait. Ça commence comme ça Mother Tongue et ça retient instantanément votre attention. Une langue qui vous offre une danse, ç’est singulier quand même.
La langue : Attachée à l’os hyoïde, à la mandibule et au voile du palais, la racine de la langue constitue la partie fixe et cachée sous le corps. La langue est constituée de 17 muscles, intrinsèques et extrinsèques, extrêmement vascularisés, qui sont recouverts d’une muqueuse. La langue possède une innervation sensitive, sensorielle et motrice. Elle possède quatre fonctions qui sont automatiques et acquises par l’apprentissage : le rôle gustatif, celui dans la mastication, et dans la déglutition et le rôle dans la parole.
Une fois sa langue ravalée, l’interprète est prise de spasme et contraction. Comme si son impudente langue continuait son cirque à l’intérieur du corps. Un combat tout autant qu’une traversée de cour à jardin, du Nord au Sud s’opère sous nos yeux et nos oreilles échauffées par de lourds BPM techno. Lucia traverse plusieurs états de corps, revisite l’histoire de sa gestuelle personnelle, l’une héritée d’Amérique du Sud, l’autre plus récente, acquise en Europe. Il faut la voir aussi mimer certains sons notamment les on, an, un français, maudits des étrangers. Imaginez-vous en train d’apprendre la prononciation du through anglais avec force postillons et langue offerte, et bien Lucia en fait un sketch hilarant version diphtongue français. On croirait du Zouk, cette regrettée comique absurde suisse.
Au rire succède l’émotion d’un chant qu’accompagne une danse apaisée, sans transition si ce n’est musicale. Tout naturellement. La performeuse est alors ruisselante de sueur et en recouvre de gouttelettes le sol de la chapelle Saint-Vincent. Le skaï qui l’enserre aurait eu raison de sa sudation. La performance s’arrête, inachevée car work in progress. Elle vous laisse là avec ses belles promesses. On cherche dans le programme de salle quand on aura lieu la première de Mother Tongue (NDLR : Artdanthé, 25 mars 2025) car on veut s’assurer que cet objet dansant non identifié n’est pas un mirage et applaudir encore, le jour de la création, la résistance du corps de Lucia, sa voix et ses multiples sons, ses gestes qui creusent temps et espace en repoussant les limites.
A l’issue de ce Premier Regard, un échange fécond avec le public nous permet de faire connaissance avec Lucia. Elle nous détaille là les lignes force de sa performance. Pour le CV, on pourrait le résumer en ces quelques phrases : danseuse et chorégraphe argentine basée à Paris, Lucia est diplômée en composition chorégraphique à l’Université de Buneos Aires. Elle a cofondé la compagnie LA MONTON avec Delfina Thiel et Samanta Leder. Avant de s’installer en France, elle a fait partie du Ballet de l’Université Nationale des Arts et travaillé comme interprète pour divers projets en Argentine mais aussi avec Mathilde Monnier et Volmir Cordeiro.
Raconter des histoires universelles avec son corps, tel est le projet de Lucia qui montre un corps qui résiste, qui multiplie les différentes façons d’être sur scène. Qui célèbre le singulier, le sensible, le différent. En somme tout ce qu’abhorre Javier Milei, le populiste dictateur qui règne sur l’Argentine natale de la chorégraphe. De Mother Tongue, Lucia dit : « c’est une autofiction , performance avec un regard historique et critique qui superpose a mémoire personnelle et le mémoire culturelle ».
C’est aussi un corps. Toujours là. Débordant, en excès. Un corps comme un lieu. Un espace de bataille. Contre l’effacement. Contre le temps. Et tout autour, les langues, les mémoires, les échos. Qui s’entrelacent, s’affrontent, se mélangent.
C’est une histoire. Une histoire entre les temps. Entre les lieux. Buenos Aires, Paris. Le Sud, le Nord. Lucia cherche. Elle creuse. Dans la chair, dans les gestes. Elle insiste. Répète. Rature. Les gestes deviennent autre chose. Plus lourds, plus vastes. Le passé ne s’éteint pas. Il résonne encore. Dans ce corps, il vit. Il survit. Chaque mouvement, chaque son porte la trace de ce qui a été. Il y a les frontières aussi. Toujours elles. On les habite comme on peut. On lutte. On résiste. Ce corps-là, il tient. Il refuse de disparaître. Dans la langue. Dans les langues.
Cédric Chaory
©Paul Flé