Infinité – Yvann Alexandre

La possibilité d’une île, la possibilité d’une rencontre

Croisée du transept de la chapelle Fromentin, deux hommes errent. Reclus sur leur île, vaste carré délimité par un éclairage doux, ces deux êtres dansants explorent leur paysage intérieur. Résonne Smoke Gets in Your Eyes, scie musicale tirée de l’opérette des années 30 Roberta, ici interprétée par Nana Mouskouri. D’un pas moelleux, pour l’un la tête baissée en direction du sol, pour l’autre scrutant les hauteurs de l’édifice, Alexis Hédouin et Louis Nam Le Van Ho composent de délicats motifs où les bras se tendent ou s’enroulent autour du corps, où les mains esquissent des figures géométriques. Sourde là une timide intimité.

Chacun dans son dialogue intérieur, âme solitaire, s’interroge dans l’isolement avant qu’une attraction irrépressible les guide vers une danse harmonieuse, un langage muet mais significatif. La tension fluctue, entre pauses profondes et gestes vibrants, mais le lien du dialogue reste intact, palpable dans chaque regard échangé. A leurs jeux d’équilibre et déséquilibre souvent emmenés par la vive impulsion d’un bras succède soudainement une échappée hors de leur île. L’espace s’est resserré, incitant à l’évasion, à la découverte d’horizons nouveaux. La musique se fait moins chill pour se parer de sons plus telluriques créant un parcours sonore ultra-sensitif signé Jérémie Morizeau. Partant à l’exploration de l’entièreté du transept, les deux interprètent s’engagent dans une danse plus vive où une série de sauts (d)éton(n)e, leurs rebonds servant parfois à l’escalade des parois de l’église. Véloces, les mouvements n’ont pas le temps de laisser leur empreinte couleur pourpre sur les murs pierre de Crazannes, celles des costumes des danseurs – sur les murs pierre de Crazannes de l’église désacralisée. Tiens donc, le pourpre symbole du lien entre le l’Homme et l’Esprit Saint, couleur de la prière …

De ce partage de pas dans un espace en expansion, les aimants-amants, se lancent dans un jeu de cache-cache, l’un deux disparaissant complètement derrière l’estrade du public. A sa réapparition, le duo n’en est que plus passionné avec de portés vertigineux. On devine les danseurs s’enfuyant vers une liberté sans bornes, où leurs chemins se rencontreront sans cesse, où ils célébreront la communion sur des terres vierges et nouvelles. De cette expérience unique, chacun reconnaîtra l’autre, le comprendra, et partagera avec lui un moment d’intimité et de connexion profonde.

Avec sa scénographie dépouillée où percent avec acuité l’Emotion, l’Humain, l’Autre, l’Etre-Ensemble Infinité, pièce écrite à l’occasion des 30 ans de la compagnie Yvann Alexandre est pure poésie. Corps, geste, musique et lumière, de concert, honorent le mot délicatesse. Jouant avec son « catalogue de gestes » (main effleurant le cou, main glissant dans le creux du coude, bras tendu à l’horizontale, corps en spirale…), Yvann compose un duo pour quatre différents interprètes masculins chargés de s’emparer à l’envi du rôle et de la partition chorégraphique qu’ils souhaitent au moment d’entrer en scène. En direct le duo, par petits codes manuels à la manière du ChiFuMi, décide de ce qui sera donné à voir au public. Belle nouveauté pour le chorégraphe Yvann, habitué à écrire très précisément ses partitions chorégraphiques. Ici une part de hasard, d’inattendu, de mystère s’invite dans la danse … à chaque représentation la possibilité d’une île, la possibilité d’une rencontre.

A la suite d’Infinité est diffusé le moyen-métrage Une île de danse réalisé par Yvann et Doria Bélanger. Là encore pure moment de poésie, célébration de la danse et de la nature. Mer, lac, rivière, forêt mais aussi paysages urbains des deux pôles sont mis en scène à travers la danse d’Yvann. Une île de danse entremêle les processus artistiques notamment ceux d’une transmission intergénérationnelle où les danseurs passés, présents et futurs de la compagnie explorent un répertoire inédit de 22 extraits de pièces et les « conversations » entre Yvann Alexandre et divers chorégraphes et artistes invités, favorisant la libre créativité à travers improvisations, explorations et portraits. Au casting de cette pépite cinématographique évoluent 22 interprètes et 12 chorégraphes dont – excusez du peu – Brigitte Asselineau, Louis Barreau, Selim Ben Safia, Régine Chopinot, Rita Cioffi, Amala Dianor, Stéphane Imbert, Aëla Labbé, Mickaël Phelippeau, Alban Richard, Ambra Senatore et Loïc Touzé. Une expérience cinématographique, une expérience chorégraphique, une flânerie avec ses cycles, ses saisons, ses glissements. Un vrai ravissement.

Cédric Chaory

© Mathilde Guiho

compagnie yvann alexandre – Compagnie Yvann Alexandre (cieyvannalexandre.com)