Mourad Merzouki

Mourad Merzouki : quand le hip-hop se fait barroco

Sa compagnie Kafïg tourne à plein régime, lui-même multiplie les projets (danse officielle des Jeux Olympiques Paris 2024, chorégraphe-coach de l’équipe française de natation artistique toujours pour les JO …). Mourad Merzouki trouve le temps de répondre à Umoove à l’occasion de sa venue à La Coursive avec Folia, pièce créée en 2018 et qui ravit toujours le public.

Des danseurs hip-hop emportés par les musiques baroques du Concert de l’Hôstel Dieu, voilà le pari insensé qu’est votre Folia. D’où vous est venue l’idée de cette rencontre iconoclaste ?

Depuis de nombreuses années, j’ai à cœur de sortir de ma zone de confort. J’aime l’idée de confronter la danse de rue au monde ; aussi pour chacune de mes créations je me réinvente. A la genèse de Folia, il y avait cette envie de confronter le hip- hop à la musique baroque. Je voulais bousculer mes interprètes dans leur rapport à la musique. 

J’ai eu l’opportunité de rencontrer Franck-Emmanuel Comte de l’ensemble Concert de l’Hôstel Dieu, spécialiste de la musique baroque, avec qui j’ai beaucoup échangé. Rapidement s’est développé un projet où nous mettrions en commun sur un plateau mes danseurs, ses musiciens mais également une cantatrice, un interprète de danse classique, un derviche tourneur. Nous souhaitions vraiment que tous les possibles qu’offre la relation danse / musique soient réunis au plateau.

Et comment faire cohabiter toutes ces disciplines ? Notamment pendant le processus de création, les répétitions, les tournées. Avez- vous trouvé un langage commun à cette troupe ?

Bien sûr au début j’appréhendais cette rencontre mais j’ai été rapidement rassuré. L’autre c’est toujours un peu l’inconnu. On peut avoir des réticences, des peurs. Celles de mal faire, de ne pas comprendre mais je pense que la curiosité de mes équipes tout comme ma pédagogie ont fait que cette collaboration plurielle s’est extrêmement bien déroulée. Et puis il y a eu aussi l’accueil public qui fut exceptionnel. Cela aussi on l’appréhendait quand nous nous sommes lancés dans l’aventure Folia. Quelle serait la réception publique de la pièce qui osait un tel mélange ? A la première lecture Folia peut paraître sacrément risquée, décalée mais les spectateurs ont été demandeurs de cette folie … Dépoussiérer des codes, réinventer, se réinventer, je suis toujours optimiste et enthousiaste à cette idée, et vraiment ravi que le public aime également cet élan.

Votre hip-hop a toujours été inscrit au carrefour de multiples disciplines, et effectivement sans cesse renouvelé. Aimeriez-vous un jour proposer une pièce au hip-hop brut, dépouillé ?

Je l’ai fait au tout début des années 90 où je performais dans la rue. Mes premières créations pour le plateau étaient assez épurées. J’entends ce que vous dîtes par un geste brut, qui appellerait à la spontanéité mais je doute que nous en faisions un spectacle. Danser sur la tête ou sur les bras est une performance certes mais qu’y a-t-il derrière ce seul mouvement virtuose ? 

Entendons-nous bien : je suis encore un grand amateur de battles où s’expose dans toute sa beauté le geste hip hop mais lorsque vous êtes dans un dispositif scénique, vous n’êtes pas dans la rue. Les badauds passent 15mn devant les performeurs puis poursuivent leur chemin ;  lorsqu’un spectateur se rend au théâtre pour y voir une pièce d’une heure, il ne souhaite pas regarder que des figures athlétiques. Il me faut les mettre en scène, raconter une histoire pour que naisse une émotion au plateau. C’est pourquoi je métisse sans cesse le geste hip hop, je cherche à le renouveler encore et encore pour créer de l’inattendu à travers toutes mes rencontres artistiques.

Avec Folia on vous sent bien moins léger qu’à l’accoutumé, non ?

Je suis parti d’un constat effectivement plutôt sombre et inquiétant : le dérèglement climatique qui affecte notre planète et par ricochet menace le vivant, sans vouloir, je le précise, concevoir un spectacle à thématique écolo. Nous voyons donc effectivement les interprètes porter un globe terrestre bien mal en point et qui vient à éclater mais comme je suis indéfectiblement optimiste, je vois toujours le verre à moitié plein. Pour moi l’humain, la solidarité prendront toujours le dessus. C’est pourquoi Folia propose une fin poétique, onirique. Cette pièce parle d’une humanité qui se cherche, qui se définit par la bienveillance, l’empathie faîte d’accolades. Au-delà de cette définition, je laisse aussi le public faire sa propre lecture et interprétation de Folia.

La culture hip-hop est de toutes les actualités. Musicalement elle est la locomotive de l’industrie, côté danse elle s’apprête à entrer aux JO. Vous attendiez-vous à ce que la street devienne si mainstream ?

Je salue cette incroyable histoire de la culture hip-hop. Il y a 50 ans, on en parlait comme d’une mode mais force est de constater que cette danse existe haut et fort. Cette danse caméléon, singulière se retrouve partout dans nos vies : dans la rue, sur les scènes du monde entier, sur nos écrans et désormais, effectivement, aux Jeux Olympiques comme discipline. 

Elle n’est pas seulement un fait artistique, elle est aussi un fait sociétal : dans les prisons, dans les écoles ou les hôpitaux, on danse hip-hop. Cette mouvance est aujourd’hui entrée dans sa phase de maturité, je me réjouis de voir la nouvelle génération toute aussi curieuse et créative que nous l’étions fin 80’s/début 90’s. Ses propositions artistiques sont en phase avec son quotidien, sa société, sa réalité. Les jeunes interprètes et chorégraphes hip-hop osent le contact, la parité. J’en reviens encore aux maîtres-mots : renouveler, bousculer les codes !

Il est une question qui bouscule le milieu pour ne pas dire dérange : le diplôme d’état pour l’enseignement de la danse hip hop. Votre avis sur la question ?

Il y a quelques années, le Ministère était venu me chercher et je me souviens que les discussions avaient été un vrai tollé. Nous en sommes encore au pour ou contre. Y a-t-il un risque de figer une danse qui revendique depuis ses débuts une totale liberté ? Je ne sais pas. Tout dépendra de comment ce diplôme va être pensé. Si il est une copie parfaite de l’enseignement de la danse classique ou jazz, il est clair que nous irons dans le mur. Nous devons adapter ce DE aux spécificités de la discipline. Après, force est de reconnaître que nos danseurs et danseuses hip-hop ont besoin d’un vrai cadre pour apprendre : une école, une formation, de la prévention santé, etc. Ils ne peuvent pas indéfiniment apprendre au pied des tours ou auprès de professeurs qui, parfois, ont des enseignements bancals faute de réels bagages pédagogiques. L’Institution et les acteurs du milieu hip-hop doivent se réunir et œuvrer ensemble au bien de cette danse, au bien de ceux qui la portent et la porteront. Je n’ai pas là tout de suite une solution à proposer car rien n’est blanc ou noir mais il faut que les discussions se poursuivent, que tout le monde soit entendu. Ne nous figeons pas, ne nous braquons pas.

Je me souviens, il y a 30 ans on me disait “Mourad, quelle hérésie d’aller jouer dans un théâtre”. Si j’avais écouté ces réfractaires qui se disent puristes, jamais je n’aurais pu accomplir tout ce parcours, faire toutes ces formidables rencontres. J’ai enrichi ma réflexion, j’ai grandi en osant pousser des portes.

Votre actualité est foisonnante avec 5 à 6 pièces de répertoire qui tournent. Comment gère-t-on une telle activité, lorsque l’on est redevenue compagnie indépendante ?

Mon métier est ma passion. Je m’investis totalement comme dans un projet de vie. Il est vrai que cela représente une masse de travail ultra-conséquente mais je m’amuse perpétuellement. Comme tous les artistes, je traverse aussi des moments d’angoisse, de doutes. Je me dis : « et si tout s’arrêtait ? » car je sais que tout peut s’effondrer à tout moment mais encore une fois je suis optimiste et j’avance. Depuis la fin de mon mandat en tant que directeur du Centre Chorégraphique National de Créteil, je reconnais que mes conditions de travail sont un peu plus tendues.

Fort heureusement mon équipe est extrêmement mobilisée, tout aussi passionnée que moi, et je la suis reconnaissant de travailler autant. Nous ne nous ennuyons jamais croyez-moi. Chaque projet ne se ressemble pas donc la routine est inexistante. Après je reconnais que cela fait plus d’un an et demi que je suis en train de m’installer dans l’agglomération de Lyon. Cela demande beaucoup d’énergie, de patience mais nous avançons.

Justement vous y avez ce projet de transformer la ferme Berliet en cité d’art ?

Je vois que vous êtes bien renseigné ! Effectivement je suis en train de travailler à la création d’un lieu à Saint-Priest, là où j’ai grandi. Il s’agit de l’ancienne ferme de Berliet où mon papa a officié comme ouvrier. C’est aujourd’hui une friche qui accueille sporadiquement des évènements culturels et artistiques et j’y vois une formidable opportunité de la réhabiliter. J’aimerais que ce soit un lieu de partage, de bienveillance, de création à tous les étages. Qu’il soit populaire, accueillant pour les habitants et les artistes et où on y réinventerait la vie. J’y vois un studio de danse, capable d’accueillir mes futurs projets et de nombreuses autres compagnies. C’est un projet qui met du temps à se déployer mais je sens sa réalisation proche. Sans doute, courant 2025 ou début d’année 2026.

Propos recueillis par Cédric Chaory

©Julie Cherki

FOLIA – 23/24 – La Coursive Scène Nationale La Rochelle (la-coursive.com)

Mourad Merzouki – Compagnie KÄFIG (kafig.com