Mesure(s) ou déplacer le drame de la traite négrière
C’est peu de dire que Mesure(s), création 2024 de la compagnie Auguste Bienvenue a retenu toute l’attention du public présent ce soir d’octobre au Mille Plateaux – CCN La Rochelle. A l’occasion d’une sortie de résidence un tout premier extrait de cette œuvre work in progress a été présenté par la compagnie bordelaise, extrait qui laisse présager du meilleur pour une pièce qui, in fine, rassemblera 11 artistes sur scène et 1 chœur d’enfants projeté.
Le public entre dans la nef de Mille Plateaux au son d’une mélodie de piano. Lancinante et répétitive. On l’installe sur un gradin, à la croisée du transept et du chœur. D’ici, la cinquantaine de personnes peut observer deux hommes Noirs adossés au mur, une femme assise sur une chaise, près d’elle un pupitre et sa partition. En face d’elle un pianiste.
Un décompte est lancé par la femme, succession de chiffres premiers qui vont croissants. Empêchés, les hommes roulent au sol, poings comme liés. Un déplacement tel un voyage forcé au gré de dantesques roulis. La verticalité recouvrée, c’est courbés que les interprètes se meuvent. Douleur et emprise s’y expriment.
Puis le décompte cesse. Nous en étions à 12 millions ou peut-être plus. Impossible de savoir tant le chiffre est vertigineux. Nos deux hommes poursuivent leur épopée, comme téléguidés, dans une danse aux tracés très précis. De ces traversés toutes en obliques éclot une promesse d’espoir et même la réminiscence d’un geste afro. Malheureusement lui aussi est sous contrainte, comme fracassé dans son déploiement. Sans feeling aucun. Le chemin de la résilience semble bien long.
La mélodie du piano se fait plus mélodieuse, presque dramatique, les corps s’enhardissent. On se frappe sur les cuisses, on ose l’amplitude : on tente de reprendre le contrôle d’une vie, quand bien même le regard reste aussi flou que l’avenir. De guerre lasse, les hommes s’en vont s’asseoir chacun de leur côté, écouter un piano dont la musique ne veut pas s’arrêter.
Mesure(s), création work in progress, a réuni au CCN de La Rochelle le temps d’une première semaine de recherche les chorégraphes Auguste Ouédraogo, Bienvenue Bazié, le compositeur Cédric Jeanneaud et la dramaturge Elsa Gribinski. Née d’une bourse d’écriture musicale de l’OARA associée à un vaste travail de mise en valeur d’une œuvre de la commande d’art public portée par Bordeaux Métropole, la pièce se composera, à terme, d’une danseuse (en plus d’Auguste et Bienvenue), de sept musiciens et une voix, celle d’Elsa.
Pensée comme une nouvelle triangulation culturelle, une fiction humaine sous la forme et sur le mode algébrique, la création Mesure(s) déplace l’histoire de la traite négrière et notre rapport à cette histoire. Interroger qui nous sommes, questionner la notion de territoire et de déplacement, celles de la possession et du point de vue, évoquer la fragilité de la vie, sa fugacité, traiter de la bêtise, tel est son projet et cette sortie de résidence, alors même que la pièce – tentative de nouveau théâtre, musical et dansé – n’en est qu’à ses balbutiements, fait mouche.
La genèse de Mesure[s] est interdisciplinaire, issue de trois entités créatrices : le livret de la pièce est écrit par Elsa Gribinski, également à la dramaturgie du texte au plateau, la musique est composée par Cédric Jeanneaud, également au piano et la Cie Auguste Bienvenue est à la danse et à sa chorégraphie. La parole circule avec le texte des uns aux autres ; des parties du texte seront également projetées comme un écho intime et silencieux à cette circulation du « dire ». Il s’agit de donner aux danseurs et aux instrumentistes un autre « être sur scène ». De créer une écoute différente par ce « dire » inattendu, pris en charge par des professionnels de la scène non-comédiens. Ainsi c’est aussi le drame que l’on déplace.
De l’avis d’Alexandre Bourbonnais, directeur délégué du CCN, rarement une sortie de résidence n’a accouché, en si peu de temps, d’un travail aussi précis. Et du plus loin que je m’en souvienne, rarement sortie de résidence n’a occasionné d’interventions aussi à vif de la part des spectateurs.
Car oui Mesure(s) aborde la question de la traite négrière. Et à La Rochelle, tout comme Bordeaux d’où est originaire l’équipe artistique, le sujet n’est pas anecdotique. Avec Nantes, ces villes de la côte atlantique furent les principaux protagonistes d’un infâme commerce d’esclaves noirs. La traite atlantique c’est 12 millions de déportés, dont 90 % sur 110 ans, principalement au 18ème siècle. Aujourd’hui encore la plaie est béante. Et pour cause, l’ignominie fut longtemps cachée, comme effacée des livres d’histoire. « Je suis rochelaise. J’aime la beauté de ma ville comme tous les rochelais et tous ces touristes qui viennent l’admirer mais quand j’ai découvert, plus âgée, que son faste architectural est le résultat d’une fortune engrangée par le commerce triangulaire, ça m’a brisée. » témoigne une spectatrice particulièrement en verve. Elle déplore qu’à l’école cette histoire fut tue. De nombreux autres personnes dans le public acquiescent.
Si Nantes a déployé un Mémorial de l’abolition de l’esclavage il y a une dizaine d’années et multiplie les expositions sur le sujet, La Rochelle tout comme Bordeaux peinent à affronter ce sombre passé. C’est en tous le cas l’avis d’Elsa Gribinski qui déplore que le Musée du Nouveau Monde de La Rochelle fasse le minimum sur le sujet (elle s’offusque notamment de la présentation du lieu sur le site de la ville : « On y aborde tout juste la question de la traite négrière ! »). C’est également l’avis de Cédric Jeanneaud qui fut choqué de voir, à Bordeaux, un énorme paquebot gavé de touristes amarrer face à la statue de Modeste Testas, esclave achetée par deux frères bordelais au XVIIIe puis affranchie. A l’occasion d’une Journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition, une cérémonie avec des enfants devaient se tenir autour de cette statue (unique monument bordelais sur le sujet !). Cette cérémonie ne put avoir lieu : le pont de débarquement du paquebot envahissait tout l’espace autour de la statue. Il y prenait même appui. « C’est vous dire le peu de cas que la Mairie de Bordeaux fait de cette journée commémorative » tempête le musicien.
Mesure(s), qui sera créé à l’automne, participera-t-il à l’éveil des consciences ? Modestement, la pièce y aspire. Ce qui est sûr c’est que ses prémices, en forme de belles promesses, soulèvent d’ores et déjà des passions. Et l’envie de voir la pièce dans son entièreté.
Cédric Chaory
©Marie Morantin