La mort réinventée
Créée à l’automne 2017, Les os noirs, la nouvelle pièce de Phia Ménard arrive au Monfort, où elle se joue jusqu’au 14 avril prochain.
Assister à une création de la compagnie Non Nova, est toujours l’assurance d’un voyage en eaux troubles, vers des terres inconnues. Les Os Noirs ne déroge pas à cette qualité. Cette pièce fait partie du cycle des pièces à vent comme ont pu l’être les magnifiques Vortex et L’après-midi d’un foehn. Phia Ménard poursuit donc sa recherche concernant la manipulation des matières. Avec Les Os Noirs, elle a choisi la danseuse et marionnettiste Chloée Sanchez pour se frotter aux éléments et aux émotions imaginés avec son complice de longue date Jean-Luc Beaujault.
Pièce en plusieurs actes, Les os noirs est une succession de tableaux, « d’épreuves photographiques et sensorielles » comme la nomme Phia Ménard. Il n’est pas tant ici question de narration dramaturgique conventionnelle, que d’une succession de fantasmes, cauchemars autour du suicide et de la mort. « La mort est une banalité, vous ne trouvez pas ? » interroge Phia Ménard. Partant de ce postulat comment peut-on en faire un objet poétique, où corps et éléments s’incarnent, transcendant ainsi ce dernier ?
L’expression de ce sombre poème, cet « accompagnement au dernier souffle », passe par la saturation. Le besoin de contraste entre noirs et blancs comme dans les films argentiques, s’exprime dès le début de la pièce. Phia Ménard développe ainsi une esthétique incroyable faite de ces couleurs extrêmes permettant aux sensations d’émerger à vif. Il est rare dans les pièces de l’artiste d’être dans un entre deux. La matière, les corps, les éléments scénographiques, accessoires, lumières, sons, tout participe à créer la sensation, l’émotion. La réflexion arrive dans un deuxième temps, tant ce qui est perçu et reçu est souvent puissant. C’est il me semble la très grande force du travail de Phia Ménard, nous faire ressentir profondément des émotions et sentiments par un jeu précis et rigoureux avec les éléments.
Dans Les Os Noirs, c’est cette femme à la fois marionnette et marionnettiste qui joue avec la mort, avec sa propre mort. Les actes de cette pièce sont autant de tentatives de suicide, de questions quant à la manière ou non de choisir sa mort. Le suicide est ici perçu comme un choix, celui de mourir comme on le souhaite, plutôt que comme un cri d’alarme face aux autres ou une impossibilité de vivre.
Choix qui par sa mise en scène et parce qu’incarné devient beau. Les premières épreuves photographiques sont à l’image de cette beauté. La danseuse fait corps avec cette immense mer noire tourmentée, jusqu’à s’y noyer. Sa disparition semble une évidence, l’élément est plus fort qu’elle, sans pour autant la rendre tragique. Cette petite robe blanche au milieu de l’immensité, cette main qui ressurgit puis disparait, créent une image esthétique forte et de toute beauté. Ce qui fait perdre ou renforce, c’est selon, la gravité de l’acte. Le transcendant totalement. Le deuxième acte possède cette même force évocatrice puissante. Sans en dévoiler les éléments esthétiques et dramaturgiques, le deuxième acte dissout une sorte de préhension physique de la disparition, de la peur. Le cauchemar est palpable. On est à l’image de l’interprète perdue dans les limbes de la mort. Aucune issue ne semble possible. Tout est dans l’acceptation. Encore une fois, les choix artistiques de Phia Ménard touchent directement le spectateur. Ce dernier ne pouvant rester de marbre. Si immobilité il y a, c’est sans doute plus par cette capacité incroyable de cette artiste à réinventer ou à voir différemment comme l’indique le précepte fondateur de la compagnie « Non nova, sed nove » (Nous n’inventons rien, nous le voyons différemment). On reste quoi devant les propositions de Phia Ménard, devant cette faculté à expérimenter en eaux troubles.
Après les deux premiers actes, d’autres images, d’autres série de suicides évoqueront sensations et émotions. Un coeur battant rouge (seul moment de lumière se distinguant des noirs et blancs de la pièce), une défenestration, ou encore ce corps recouvert de papier glacé qui tente de s’affranchir de ce qui le contraint… autant de scènes qui prolongent les sensations, les émotions et par là-même la réflexion quant aux fantasmes et cauchemars liés à la mort. Cependant les deux premiers actes sont si extraordinairement puissants qu’ils aspirent à eux le reste de la pièce.
Les Os Noirs est quoi qu’il en soit un spectacle bouleversant. Avec une équipe artistique toujours exceptionnelle, Phia Ménard continue de mener ce chemin de traverse, glanant les éléments constitutifs d’une poétique singulière, pour la porter à nos regards afin de nous y reconnaitre ou mieux encore de nous y perdre. Toujours nécessaire.
Fanny Brancourt – Opéra Rennes (Avril 2018)
©Jean-Luc Beaujault