Partir du rien… laisser apparaître… la poétique beauté
Comment peut-on passer autant d’années à aller voir de la danse, et ne jamais avoir rencontré le travail du japonais Saburo Teshigawara ? Peu importe la réponse, la découverte vient de se faire. Et plus qu’un regret, c’est une immense jouissance qui l’accompagne : découvrir le travail foisonnant de ce chorégraphe, scénographe, vidéaste qui est aussi l’auteur des lumières et costumes de ses pièces.
Saburo Teshigawara entre dans le monde artistique à travers les arts plastiques puis la danse classique. En 1985, il fonde avec la danseuse Kei Miyata, la compagnie KARAS (qui signifie corbeau). Depuis, il n’a cessé de travailler sur des installations, des vidéos, des pièces chorégraphiques et collabore régulièrement avec des compagnies de renommée internationales, comme le Nederlands Dans Theater, le Ballet de Francfort, le Ballet du grand Théâtre de Genève ou encore dernièrement avec le Ballet de l’Opéra national de Paris. Il a créé en 2013, pour les danseurs étoiles Aurélie Dupont, Nicolas Le Riche et Jérémie Bélingard, Darkness is hiding black horses.
Ici, il revient à Paris avec une pièce DAH-DAH-SKO-DAH-DAH, créée en 1991. Une pièce à l’onomatopée relevant du son produit par les taiko, des tambours traditionnels, accompagnants la danse kenbai, elle-même issue de la tradition du nord-est du Japon. DAH-DAH-SKO-DAH-DAH, est donc une histoire de sons, de rythmes à laquelle le chorégraphe nous convie. La pièce emprunte d’un poème de Kenji Miyazawa, nous plonge dans un univers où le bruit du vent, des grains de sable, des pulsations du cœur disent autant que la musique.
Entouré, de six danseurs à la technique et présence sans faille, Saburo Teshigawara met en corps le souffle, les bruits de la nature, l’espace entre deux sons. Le vide et le plein se conjuguent en permanence. Les corps jaillissent d’espaces sombres prennent la lumière _des lumières froides ou chaleureuses qui délimitent le terrain de jeu_ et disparaissent comme par magie. Petits pas, grandes enjambées, tous sont rapides et précis, les bras se déploient entre vitesse et lenteur dans des temps et chemins sans cesse redéfinis. L’air est en mouvement, l’air est en rythme, pour devenir lui-même rythme et mouvement.
La danse de Saburo Teshigawara est d’une infinie volupté. Faite d’une légèreté et d’une puissance tellurique incroyable. Les corps s’inscrivent, s’ancrent dans le sol et laissent émerger des bras infinis qui se partagent entre plénitude et tension. Cette danse donne à voir un lâcher prise autant qu’une forme de contrôle rigoureux. Ce qui se joue, ce qui s’énonce émane de cet entre-deux.
D’après le chorégraphe, c’est de la relation entre les différentes énergies que nait l’espace. Propos parfaitement illustré par son travail. On est envouté pas ces corps d’une grande finesse et délicatesse qui exultent la matière rythmique et incarnent ces fameux battements de tambours et pulsations du cœur. Entre effusion et apaisement sans lourdeur, sans poids, les danseurs reviennent aux pas sonores. Ces pas caractéristiques des danses traditionnelles en général et des danses kenbai en particulier. Le buste droit, les bras le long du corps, seuls les pieds et jambes élaborent et scandent le rythme. L’alliance entre frontalité et musicalité des pas nous projette dans un état hypnotique. La rigueur et les lignes dessinent d’autres paysages, révèlent d’insatiables imaginaires. La chute n’est jamais une fin en soi. Elle est, elle aussi un jaillissement, qu’elle soit vive ou lente. Chacune d’entre elle est une renaissance.
Saburo Teshigawara, qui poursuit sa recherche d’une « nouvelle forme de beauté », crée à partir du vide, le plein, le délié, le tranchant, l’absence, le beau… une poétique qui se régénère sans cesse et côtoie la grâce pour notre plus grand plaisir.
Fanny Brancourt, Théâtre national de Chaillot Paris (Mai 2014)
©Laurent Philippe