
Présenté d’abord au festival Plein Phare du CCN Le Havre puis à Mauléon dans le cadre du Festival Voix et Danses, Jusqu’à la nuit dévoile le premier solo de Fiona Le Goff — fondatrice de la compagnie need. Entre rituel lumineux, présence des fantômes, traces du hip hop et regard réflexif hérité de son parcours théorique, elle se fait à la fois interprète, maîtresse de cérémonie et DJ lumière. Une pièce-célébration présentée lors d’une soirée partagée MIA aux côtés de Julie Dossavi.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis danseuse et chorégraphe de la compagnie need, compagnie que j’ai créée en 2018, basée en Nouvelle Aquitaine. En ce qui concerne ma formation en danse, j’ai commencé par la danse contemporaine, notamment au Conservatoire de Poitiers dans un cycle professionnel initial où l’on avait des rencontres avec des chorégraphes, des univers très différents. En parallèle, j’ai suivi un double cursus avec une licence de Lettres et cultures contemporaines. C’est pendant ma Licence, que j’ai suivi également l’atelier de recherches chorégraphiques au SUAPS de Poitiers, dirigé par Isabelle Lamothe.
En trois ans, j’ai obtenu ces deux diplômes, au conservatoire et à l’université de Poitiers. Ensuite, je me suis tournée vers une formation de danseuse interprète au Jeune Ballet Atlantique, au Conservatoire de La Rochelle. En 2017, J’ai pris conscience que je souhaitais explorer le champ théorique du mouvement, avec l’envie de poser des mots sur une pratique, alors que la formation du Jeune Ballet était focalisée sur la technique. Le besoin de questionner le mouvement était sans doute un signe précurseur de mon envie de devenir chorégraphe. J’ai alors intégré le département Danse de Paris 8, fondé par le philosophe Michel Bernard en 1989, pensé comme une réponse aux manques du milieu professionnel français, à l’époque cruellement dépourvu d’espaces réflexifs et critiques.
C’est pendant mon master que j’ai commencé à travailler pour des compagnies de danse en tant qu’interprète, la compagnie Relief, une compagnie hip hop en région parisienne, la compagnie ARTY, la compagnie Massala, la compagnie Carna et la Compagnie Aléa citta, cette dernière, une compagnie de danse contemporaine.
C’est à Paris 8 que vous rédigez un mémoire sur Le syndrome Ian de Christian Rizzo, qui interroge la danse de club. Pourquoi ce choix ?
Formée à la danse contemporaine, mon parcours s’est très vite métissé avec les danses urbaines : hip hop, break, krump, house, danses de club. Ma gestuelle s’en est nourrie, et ce qui m’intéressait particulièrement, c’était de questionner l’hybridité du mouvement, les enjeux du métissage, des écritures contemporaines avec une matière corporelle issues des danses dites « urbaines » Le syndrome Ian en est un exemple. Je souhaitais faire une analyse d’œuvre. J’avais un corpus très large, composé de pièces mobilisant divers processus d’hybridation, mais je me suis finalement concentrée sur celle-ci.
L’analyse s’est nourrie d’entretiens, notamment avec Sophie Laly, assistante de Christian Rizzo, et Miguel Garcia Llorens, danseur-interprète de la pièce. Je n’ai jamais réussi à obtenir un entretien avec Rizzo, les temporalités ne coïncidaient pas. Face à ce silence, j’ai imaginé un entretien-fantôme. Mon mémoire est ainsi devenu performatif dans son écriture, à sa manière. Il s’intitule : À partir du clubbing, le syndrome ian de Christian Rizzo, Analyse et réception performative d’un déplacement
Dans votre premier solo Jusqu’à la nuit, on découvre justement ce geste métissé, entre contemporain et danses urbaines. Vous parlez de votre corps comme d’un lieu de rencontre entre tension et joie. Pouvez-vous développer ?
La notion de « rencontre » est centrale pour moi. Tout au long de mon parcours, j’ai fait de nombreux stages, des rencontres qui m’ont énormément nourrie. J’ai aussi passé beaucoup de temps seule en studio à chercher des chemins, à questionner ce métissage, avec toutes les tensions et les élans de joie que cela implique — un parcours qui n’est jamais linéaire.
Le master m’a aidée à avancer : écrire, adopter un regard réflexif sur des œuvres traitant du métissage m’a permis de comprendre davantage ma propre pratique. C’est d’ailleurs l’objectif du master : créer un lien entre pratique et théorie.
Dans le milieu de la danse en France, les catégories restent très présentes, même si elles tendent à s’assouplir. Je ne me retrouve pas dans ces cases. On vous demande très vite d’assigner une identité gestuelle, et durant le master j’ai été tiraillée par ces enjeux. J’ai finalement compris que ce n’était pas l’essentiel : ce qui m’intéresse vraiment, c’est la manière dont la lecture d’une pièce varie selon le regard, l’origine, la formation.
Pour Jusqu’à la nuit, certain·es spectateur·rices perçoivent surtout le krump, d’autres une intention plus contemporaine… Cette pluralité me plaît beaucoup : chacun·e y puise dans son propre territoire gestuel.
Tu ouvres la pièce avec un corps conquérant puis déploies peu à peu un geste plus introspectif. Cette ouverture fait écho à votre pratique des danses hip hop en crew ou en battle ?
Oui, j’appelle ce tableau la cérémonie d’accueil. J’y développe une gestuelle assez brute, dynamique, groovy aussi. Je me chauffe, je chauffe l’espace, je le charge. Effectivement, c’est une partie de Jusqu’à la nuit où ma danse hip hop s’exprime pleinement, très liée à la musicalité aussi. J’adore le son. C’est d’ailleurs par la musique que je suis tombée dans le hip hop, par le rap. Je n’ai jamais fait partie d’un crew, mais j’ai beaucoup fréquenté les battles, plus comme spectatrice. Comme danseuse, j’ai fait quelques tentatives, mais je ne me suis jamais vraiment retrouvée dans le rapport d’égo que ça installe, le lien avec la gagne aussi. Mais j’adore les ambiances, la hype, le son, le dépassement que ça provoque aussi.
Tu abordes aussi la thématique des fantômes dans ce solo.
Je souhaite interroger l’intime, mais sans ego, de façon à ce que la pièce résonne de manière universelle. Plusieurs éléments — notamment l’entretien-fantôme avec Christian Rizzo — m’ont conduite à cette notion de fantômes. Je voulais leur offrir un espace ritualisé, mais pas dans le pathos ou le drame : plutôt une célébration.
Ces fantômes, je ne les nomme pas vraiment. Je sais quels sont les miens et comment ils ont pris place dans mon parcours. Je n’en dis pas plus dans la pièce pour laisser à chacun·e la possibilité de se projeter. Quand je parle de la pièce au public et qu’on me demande de définir un peu plus ces fantômes, j’aime dire qu’ils sont nos épreuves, nos failles et nos deuils, que j’ai les miens, que vous avez les vôtres, mais qu’on en a surement en commun.
Dans le solo, l’espace est profondément ritualisé : la voix-off, ma voix en direct et enregistrée, la console sur le plateau — seul élément scénographique — qui marque un territoire. On ne s’attend pas forcément à ce qu’une danseuse manipule la lumière. Cette console matérialise le rituel : qu’est-ce que je prépare pour cette cérémonie ? Comment je me prépare, et comment je vous prépare, via la voix-off ?
Cet espace est aussi modelé par la fumée et les lumières…
Dès le début, j’avais une direction très précise pour la lumière : je voulais une console au plateau, un rapport intime à la lumière. Je souhaitais matérialiser plastiquement les fantômes, qui sont un thème abstrait, grâce à la lumière et à la fumée, et à l’effet de la lumière sur la fumée. Je voulais une évolution du plateau : un espace nu au départ qui se remplit peu à peu de lumière, de fumée, et de la charge gestuelle du corps. Une transformation progressive.
Vous êtes également maitresse de cérémonie et DJ lumière sur ce solo ?
Je voulais un rapport à la fête — que ce soit ma fête. Que je sois en connexion avec les fantômes : à quel moment je les invite, à quel moment ils jouent avec moi. Dans chaque fête, il y a un DJ ; ici, c’est moi. On ne s’attend pas à ce qu’une interprète gère la lumière, et cela a posé quelques défis techniques. Il y a en fait deux consoles. Tout n’est pas pré-enregistré ; certains passages sont repris en régie.
En tant qu’interprète, j’ai très tôt intégré la manipulation de la lumière dans ma chorégraphie. Pendant mes trainings, j’allais à la console, je poussais un fader créant une ambiance, puis je retournais au mouvement. Je voulais que ce soit totalement intégré, apprivoisé. J’ai énormément appris : le rapport corps / lumière m’a toujours intéressée, et cette création n’a fait que le confirmer.
Des projets de création après ce solo ?
Oui, je souhaite créer une pièce pour cinq interprètes. Je commence à y réfléchir. Le solo est une forme exigeante qui demande d’être partout ; j’ai envie de sortir du plateau, de penser un ensemble, un groupe de cinq danseuses dans l’espace. C’est ambitieux, donc je veux prendre le temps de construire la production.
Je m’interroge beaucoup sur l’écologie et l’économie du spectacle vivant : produire une œuvre chaque année, courir après les financements qui se réduisent… Les embouteillages de la diffusion… Peut-être existe-t-il d’autres manières d’exister sur scène. Je pense à des projets satellites, des rencontres avec le public, des créations amateures, etc.
À ce sujet, je mène un projet satellite de la compagnie, ETHIO : un projet de recherche et d’écriture d’ouvrage autour de ma rencontre avec les danses traditionnelles éthiopiennes. Il comprend aussi un volet pratique avec la chanteuse éthiopienne Iri Di. Ensemble, nous avons créé une performance : Iri x Fiona. Là, c’est un projet inscrit dans une temporalité étirée entre deux territoires, l’Ethiopie et la France avec des restitutions du travail de recherches.
Tu évoquais des créations avec des amateur·es. Peux-tu en dire plus ?
Quand j’ai travaillé pour la compagnie Massala avec Fouad Boussouf, il y avait un grand volet de médiation : comment reconstruire les pièces avec des amateur·es, comment les questionner collectivement. J’ai beaucoup appris. J’ai notamment fait un travail important avec des étudiant·es de l’université de Nanterre autour de Näss, mais aussi à la Maison de la danse de Lyon. Avec les expériences dans la compagnie Massala, puis avec le CCN du Havre, lorsque Fouad Boussouf en a pris la direction, j’ai acquis un bagage pédagogique solide, qui nourrit ma création et ma volonté de transmission générationnelle. Ce qui m’a donné envie de danser, ce sont des rencontres avec des chorégraphes : au lycée, tous les jeudis soirs, j’allais au théâtre de Bressuire. Je n’imagine pas mon travail autrement : je veux plus que tout rencontrer les gens, le public.
Pour Jusqu’à la nuit, j’ai mené un projet sur trois ans avec une classe, en partenariat avec le Centre d’animation Beaulieu : un projet totalement inédit avec un lycée professionnel de Kyoto à Poitiers. Nous expérimentons la création sur un temps long. Je les ai rencontrés en seconde ; ils sont maintenant en première. Ils me voient grandir autant que je les vois mûrir. Je leur ai partagé mon processus de création, et ce soir (jeudi 27 novembre 2025), ils découvrent la pièce sur scène.
Pour l’émergence artistique, avoir des projets comme celui-ci est fabuleux. Ce n’est pas un public facile : ils ne sont pas danseurs, mais nous avons trois ans pour créer une rencontre dans le corps. Nous allons créer une pièce ensemble pour le festival A Corps : ce sera la première fois qu’un lycée professionnel y participe.
Céline Bergeron porte le projet avec une énergie folle. Les élèves voient plusieurs pièces, et je les accompagnerai dans la programmation de l’édition 2026.
Ce projet de liaison me tient énormément à cœur. La filière SAPAT — Services aux Personnes et aux Territoires — rend encore plus pertinent ce lien avec le corps, le care, l’écoute, le toucher… Ils ont un rapport inédit à la relation, et je trouve passionnant de les accompagner dans cette dimension corporelle.
Propos recueillis par Cédric Chaory
© Marion Colombani
