Soraya Thomas

Soraya Thomas : les corps presqu'il

Elle sera une des sensations de la prochaine Nuit Blanche mettant en avant les créations d’Outre-mer, le samedi 1er juin au Musée Galliera à Paris. Durant son séjour à La Rochelle, dans le cadre de sa tournée en Nouvelle-Aquitaine, Umoove a eu l’opportunité de discuter avec Soraya Thomas, danseuse et chorégraphe franco-mauricienne établie depuis plus de vingt ans à La Réunion.

Vous venez de terminer une tournée en Nouvelle-Aquitaine et en avez profité pour travailler à votre création 2024 Les Jupes. Pouvez-nous en dire plus sur l’avancement de ce nouveau projet ?

Je m’apprête à rejoindre Périgueux où nous allons passer une semaine et demi de répétitions, deux autres semaines nous attendent ensuite à La Réunion avant notre première à Saint-Leu. Précédemment, en 2023, nous avions  eu deux semaines de résidence à La Briqueterie – CDCN du Val-de-Marne. A la différence de mes précédentes créations, je n’ai eu que deux semaines de recherche et cela a profondément changé ma méthodologie, m’obligeant à beaucoup écrire en amont pour être efficiente au studio. A l’heure où je vous parle, j’ai beaucoup de matières chorégraphiques.

Voilà comment je travaille : j’ai des principes chorégraphiques que je soumets aux danseurs. Nous improvisons ensemble et alors apparaissent des structures qui sont encore des espaces de brouillon. Je me plonge dedans en précisant les intentions, qualités, les rapports entres les danseurs, l’espace  et la création se dévoile au fur et à mesure. Dans les périodes de recherches, je propose des tâches aux danseur-euses en lien avec les questionnements de la pièce, ce qui crée également un terreau sur lequel nous pouvons nous reposer.

Un motif chorégraphique est très présent dans votre œuvre et encore plus dans Les Jupes : La marche. Pourquoi cette récurrence ?

Effectivement la marche est présente dans toutes mes pièces, comme elle est dans nos vies. Elle est aussi un des fondamentaux de la danse contemporaine. Par rapport aux Jupes, ce qui m’intéresse est de travailler plus précisément le défilé, la parade. Cette marche je peux alors la déformer, faire qu’on y trébuche ou qu’elle soit digne, fière, ancrée. Cela crée pour moi un élan et de cette marche on arrive à la course, autre figure incontournable de la danse contemporaine.

Pour Les Jupes, je travaille principalement sur 3 espaces : l’espace intime qui est celui de la colonne, des viscères. Il représente pour moi l’espace de de la poésie et de l’individu. Puis l’espace proche qui est celui impliquant l’autre, ce qui se passe entre toi et moi. On est là dans la kinésiologie. Enfin l’espace lointain, soit le rapport spatial, celui de la marche et de la course, des connexions entre danseurs, du rapport géométrique. Ma pièce circule entre ces trois espaces.

Vous avez signé précédemment un triptyque intitulée La révolte et l’intime. Les Jupes en ouvre t-il un nouveau ?

Oui et ici je vais travailler différemment. Dans La révolte et l’intime, j’ai compris que je travaillais sur des notions à priori opposées et que ce que je recherchais était de les reconnecter. Ce nouveau cycle est centré sur la joie et l’insoumission. Dit ainsi cela peut paraître très binaire voire manichéen, mais je me suis inspirée de la lecture de l’essai La force majeure de Clément Rousset. Il y considère la joie comme insoumise car c’est la seule émotion qu’on ne peut pas contrôler politiquement. Elle surgit, elle jaillit. La danse contemporaine l’est tout autant, insoumise.

Les chorégraphes essayent toujours de casser des systèmes. On est en rapport direct avec un environnement, une société, une politique et on questionne les rapports du corps avec tous ces systèmes qui nous entourent. La danse vient déconstruire tout cela, dans la joie.

Peut-on dire que Les Jupes s’attacheront à déconstruire le masculin ?

Disons que je m’ intéresse au corps masculin, à toutes les injonctions que l’on pose sur ce corps à priori : la force, la rigueur, le refus du sentimental ou de l’émotion. Ce sont des choses très clichés, archétypales. Toute cette formalisation empêche l’homme de vivre son individualité dans un groupe.

C’est pour cela que j’ai choisi 4 danseurs qui vivent complètement différemment leur masculinité. La dramaturgie de la pièce est conçue comme telle : au départ c’est très uniformisé malgré les différences de corps et d’envergue. On tente cependant d’entrer dans un moule. Puis on va tenter de comprendre pourquoi chaque individu est entré dans la normalisation et pourquoi il y retournera après s’en être s’émancipé. Car ne croyez-vous pas qu’on quitte toujours un modèle pour s’en inventer un autre, qui tôt ou tard vous aliénera ?

Les Jupes se construit-il sur la base d’échanges, de discussions avec vos danseurs ?

Lors de notre résidence à la Briqueterie s’est opérée la première vraie rencontre où nous avons beaucoup échangé. Je me suis alors inspirée de leur propos car Les Jupes ne parle pas du tout de moi. Je les ai beaucoup observés et me suis inspirée de leur façon de bouger. Puis les discussions ont cédé la place au mouvement, à la construction de la matière chorégraphique. Ce qui est étonnant ce que je suis partie d’eux pour les emmener dans ma matière. Ça les a bousculés car ils n’ont pas de référentiel concernant ma manière de travailler mais ce qui m’importe c’est de voir comment l’individualité de ces interprètes fonctionne avec le groupe. Piero Dubosc est un grand échalas au plateau, Adrien semble être son opposé. Ça raconte beaucoup sur le spectre de la masculinité et sur la possibilité du vivre-ensemble.

Ce vivre ensemble vous l’avez appréhendé dans votre précédente pièce Souffle ?

Bien sûr mais ici j’opère une vraie rupture par rapport à l’esthétique avec laquelle j’ai pour habitude de travailler, par rapport aux interprètes aussi. Pour Les Jupes, ce sont de tout nouveaux corps avec lesquels je compose, moi qui ai l’habitude de travailler avec mes danseurs réunionnais. Cet engagement que je demande en permanence peut rendre difficile le travail avec moi. Comme je vous le disais je compose en faisant des brouillons et cela peut perdre les danseurs. Actuellement Les Jupes est une succession de tableaux éparpillés comme un puzzle dont à la toute fin du processus l’image va se révéler. Les danseurs ont accepté le deal. Ils ne prennent pas en charge l’image de ce puzzle, me font confiance et on avance.

La Réunion, justement. Des semaines que vous êtes loin de l’île. De votre équipe. Comment faire face ?

En recréant des espaces intimes ! Moi j’ai besoin d’une famille. A La Rochelle, à la chapelle Saint-Vincent de La Manufacture CDCN, je me suis sentie tellement bien. J’y ai fait des ateliers avec des amateurices géniales. L’accueil de l’équipe fut très chaleureux et pourtant au début je me suis sentie un peu perdue dans cette chapelle austère et qui sonne mal. Charlotte (NDLR : Audigier, cheffe de projet et son équipe) a tout fait pour qu’on se sente chez nous, à la maison. C’est d’autant plus précieux que pour la compagnie gérer cette tournée en Nouvelle-Aquitaine, les déplacements de personnes, de scénographies, c’est un peu nouveau comparé à ce qu’on vit sur l’île, et sans compter que toute mon équipe ne m’a bien sûr pas suivie en métropole. Mais ces dernières semaines ont été grisantes : agréable et déstabilisantes.

Pour Les Jupes vous êtes assistée de Maëva Curco-Llovera. Précédemment vous collaboriez avec David Drouard…

Je précise que David est un collaborateur artistique et non mon assistant. Il est chorégraphe de ses propres projets, avec lui je collabore depuis 6 ans. Nous montons des projets ensemble dans une conversation continue. Nous ne sommes pas dans les mêmes esthétiques mais ce qui nous rassemble est l’hybridité, le rapport à l’exigence et à l’humain, à l’ailleurs aussi. Avec lui, j’éprouve pleinement ce que la mixité apporte à notre société : le meilleur.

Maëva, cela fait 10 ans que je collabore avec elle. Elle est une interprète qui a grandi à mes côtés et je dois dire qu’elle a intégré dans son corps et sa tête le travail de Morphose. Pour Les Jupes, elle m’est d’une aide précieuse. Elle est la garante du bon déroulement de la création, me ramenant au bon endroit quand je perds mes interprètes, quand je m’éparpille. J’aime la place qu’elle prend au sein de la compagnie. Par ailleurs son assistance n’est pas que technique. Elle possède une vision chorégraphique, dramaturgique incontestable, forcément héritée de ses autres collaborations notamment avec le metteur en scène Nicolas Givran (NDLR : Cie Qu’avez-vous fait de ma bonté ?). J’aime cette honnêteté que nous avons dans le travail et que nous retrouvons d’ailleurs avec ma costumière Juliette Adam, mon compositeur Erik Lebeau.

Et vos danseurs des Jupes, ces nouveaux interprètes de Morphose, comment les avez-vous recrutés ?

Je les ai tous auditionnés sauf Jules Martin qui faisait partie de Souffle. Il a passé son confinement à La Réunion, a pris mes cours et je l’ai trouvé très intéressant. Un peu cheval fou. Il y a une dualité qui m’a de suite séduite. J’ai eu de vrais coups de cœur pour ces danseurs. J’en suis tombée amoureuse. Quand j’y repense : j’ai reçu une centaine de CV, ai passé des heures à les étudier pour en retenir 30. Moi, chorégraphe de La Réunion, je reçois 100 CV en béton ! C’est dire, combien les danseurs ont faim. Bref mon cast est absolument super.

Vous croyez en la numérologie, vous ? Une de mes danseuses s’y intéresse et m’en a expliqué les principes. J’y ai découvert que je suis numéro 1 soit une leadeuse qui fédère. J’ai en moi aussi beaucoup de 4 donc je suis quelqu’un de rigoureux bien que le chiffre 8 m’apporte une touche de fantaisie. J’arrive à cohabiter avec tous ces chiffres mais le jour de l’audition, alors que mon 4 avait tout bien organisé, ces danseurs dont nous venons de parler ont titillé mon 8. Ils ont tout bousculé en déconstruisant ma réflexion et l’organisation de mon audition (rires) … Mais je ne le regrette pas c’est aussi cela la création : vivre l’inattendu, l’instant, le désir.

Propos recueillis par Cédric Chaory – entretien réalisé le 9 avril 2024

©Sébastien Marchal

Compagnie | Morphose (ciemorphose.com)s