À Corps

Le trentenaire À Corps

30 ans. Trente ans déjà que, sans faux accords, le festival néo-aquitain souffle sur la ville de Poitiers un vent d’effervescence à coups de créations inédites, performances singulières et rencontres entre amateurs estudiantins et chorégraphes émérites. Il pourrait avoir perdu de son audace ce festival A CORPS rendu exsangue par trois décennies à présenter les plus singulières créations de la scène chorégraphique actuelle mais non : il bouge bel et bien en ce mois d’avril 24. Un coup d’œil sur sa programmation – la dernière concoctée par Jérôme Lecardeur, directeur du TAP jusqu’en septembre dernier – prouve sa vigueur : Michaël Phelipeau, Nach, Jonathan Capdevielle, Arno Ferrara et Gilles Potet, Calixto Neto, feu Alain Buffard, La Tierce ou encore Jean-Luc Verna. Les corps n’y ont jamais été aussi libres. Qu’ils soient jeunes, âgés, fragiles, puissants, genrés, androgynes ou en transition, leur parole et représentation résonnent fort et impriment dans nos rétines.

« C’est un vrai plaisir d’arriver à la tête d’un lieu qui fête les 30 ans d’un festival. De vivre cette édition, je prends à la fois conscience de cet héritage et cela me permet d’imaginer les 30 prochaines années…(rires). Dans l’écriture de mon projet, tourné essentiellement autour de la musique, il y a bien sûr le maintien du festival A CORPS. Je viens aussi de la danse, ai dirigé une scène conventionnée danse et j’aurais été bien prétentieuse de tirer un trait sur ce festival. J’ai d’ailleurs connu le TAP à travers le festival. J’y suis venue à deux reprises et à chaque fois ai savouré son ambiance. Pour ses 30 ans, quelle fête incroyable ont imaginé Jérôme et son acolyte Christophe Potet. Le dimanche à Blossac, le medley des ateliers de recherche chorégraphique menés par Isabelle Lamothe était un très grand moment d’émotion ! » confie la toute nouvelle directrice de la scène nationale de Poitiers Raphaëlle Girard, avant de se rendre à la représentation de Corps à Corps, place des Templiers dans le quartier de Beaulieu.

Amateurisme éclairé

Le projet Corps à Corps, dirigé par Julie Coutant (de La Cavale) en collaboration avec le Centre d’Animation de Beaulieu, incarne une sororité d’amateures qui, durant toute une année, a compagnonné avec la chorégraphe. Chorégraphie destinée à l’espace public, cette oeuvre participative invite chacune à plonger dans le mouvement à partir de sa propre sensibilité. Laisser les sensations vous traverser, composer à partir de son essence et de ce qui l’entoure, laisser une trace de son être dans le quartier… Durant un court instant (15mn) empreint de poésie et de délicatesse, le groupe de femmes interprète avec application cette expérience, manifestement touchées par l’attention d’une foule acquise à ces Corps à corps sensibles, pudiques et sincères.

A quelques encablures de la place des Templiers se trouve le Centre d’Animation de Beaulieu, autre théâtre poitevin accordant une large place à l’art chorégraphique (sous la houlette de Céline Bergeron, responsable de la programmation et de l’action culturelle Beaulieu Danse). On y dévoile comme chaque année les créations des universités et des lycées. En ce dernier week-end de festival ce sont les universités de Lille, de Bordeaux Montaigne, de Toulouse, de Nuevo Léon (Mexique) et d’Avignon. Toutes ont fait montre de belles qualités d’interprétations et d’une solide technique. Mention spéciale à La Nuit entre deux soleils, extrait d’une pièce de Gilles Baron que les étudiants bordelais ont incarné avec une belle intensité. Idem pour les étudiants mexicains avec The Cleansing, troublant voyage questionnant notre place en ce bas monde. Où il est question d’appartenance et de résistance, le tout soutenu par un joli travail de vidéo. On se souviendra aussi de Camembert : le couronnement. Potache et déjantée, la pièce se veut politiquement incorrecte. Menée par une troupe d’apprenties comédiennes qui n’a pas froid aux yeux, la proposition émane du vibrant collectif Nous indiscipliné.e.s, avec comme regard extérieur Valentina Paz Morales Valdès. Elle embrasse les thématiques-phares de la génération woke #MeToo. Grinçante puis lassante, l’œuvre est clivante.

Odile en majesté

A deux reprises Odile Azagury aura brillé sur les scènes du festival. Une première fois le lundi 8 avril, soir de création de Voir, toucher, s’aimer fort, première création de Renaud Dallet et le vendredi de cette même semaine avec sa propre création Les Eperdues. La dernière dit-on d’une longue et incroyable carrière.

De Voir, toucher, s’aimer fort, nous n’avons qu’entre aperçus les prémisses lors d’une sortie de résidence à La Manufacture – CDCN La Rochelle. Ce premier opus, inspiré de l’expérience en hôpital psychiatrique de Renaud Dallet promettait alors une rencontre singulière de deux êtres échoués sur d’ilots solitaires. Odile Azagury y captait déjà toute l’attention. Comme ce vendredi soir où elle dévoile à son tour son ultime œuvre Les éperdues, tirée de ses souvenirs d’enfance. Ceux où elle passait ses week-ends à lire, au Maroc, les romans-photos hispaniques de sa grand-mère. Des romances kitsch à souhait où s’étalent jalousies et trahisons, tendres baisers et cœurs brisés. De ces histoires de femmes éperdument amoureuses, Odile Azagury a imaginé une pièce à la gestuelle fort expressionniste se déployant sur une scène quadrillée par des laies de papiers qui se déroulent tout au long de la pièce … avant d’être hachés menu par les quatre interprètes. Au diable ces petites mythologies sentimentales sur papier glacé semblent nous dire ces femmes. Alors que tombent des cintres de larges feuilles de papiers froissées, dessinant un plateau accidenté, elles se relèvent de leurs amourettes contrariées. La mélodie lancinante de Gaspar Claus laisse place à une scie musicale de 1984 : Still loving you du groupe Scorpions. Vous vouliez du kitsh, le voici et Alexandre Naudet d’entonner dans un parfait playback (air guitar compris) : « If we’d go again / All the way from the start/ I would try to change / Things that killed our love ». Ce point de bascule des Eperdues, on ne l’avait pas vu venir et on ne sait, au final, qu’en penser. Ce qui est sûr c’est que ce lip sync aura permis au public de focaliser un temps sur Alexandra, lui qui pendant toute la pièce n’a eu d’yeux que pour l’incroyable interprète qu’est Odile.

Marco et Barbara, les ambianceurs

En clôture du festival : la fête. D’abord celle que propose, dans une ambiance hypnotique de clubbing, la sensation des scènes européennes Marco Da Silva Ferreira. Le portugais aime à explorer les héritages culturels et mettre en lumière le rôle de chaque individu dans la constructions d’une identité collective. Ici, avec Carcaça, il se concentre sur la façon dont la danse contribue à forger une identité collective tout en remettant en question dans quelle mesure cet héritage n’est pas le résultat d’une cristallisation culturelle.

Le chorégraphe souligne que « des expressions populaires telles que le folklore ont été appropriées par des forces extérieures, par un gouvernement paternaliste qui, pendant l’Estado Novo, imposait des codes ; le folklore ne représentait plus personne ». Bien conscient qu’il est inscrit dans un lieu et un temps spécifiques, il se demande également : « Quelle est ma responsabilité envers cet héritage ? »

Carcaça, métaphore de ce qui subsiste d’un corps vivant, évolue entre passé et présent. Ni néo-folklore, ni adhésion aux codes du folklore traditionnel avec toute son illustration et sa figuration, la pièce ne cherche pas non plus de nouveaux symboles, elle encourage juste un esprit critique sur qui nous sommes maintenant et ce que nous tentons de préserver de manière immaculée. A l’énergie folle des danses de rues et de club (house, kuduro, Top Rock, hardStyle, etc.) Marco adjoint un travail de petits sauts de pieds et chevilles particulièrement époustouflant, emmené par un casting de dix interprètes, très diversifié, représentant un corps collectif où les identités individuelles continuent à s’exprimer.

Pour dicter le rythme, la percussion de João Pais Filipe et la musique électronique de Luís Pestana se mêlent aux voix humaines, aux cornemuses et à d’autres instruments traditionnels. Puis soudainement – comme dans Les Eperdues – une chanson vient casser la dynamique : celle d’un chant de partisans. Un chant de paysans, rythme révolutionnaire du Grupo de Acção Cultural, dirigé par le poète et militant communiste José Mário Branco. Sa Cantiga sem maneiras, dont les paroles sont traduites sur scène, dénonce d’une même voix le fascisme et l’exploitation des travailleurs. Ce chant est à peu près le seul temps de pause – un tantinet long – de cette pièce à l’énergie communicative. De quoi laisser aux interprètes le temps reprendre leur souffle avant un final au jump style ahurissant. Quelle claque !

A la suite de Carcaça, le public se presse à l’incontournable soirée de clôture du festival. Des dizaines de personnes n’ont pas eu la chance d’en être et fait le pied de grue devant l’entrée du TAP : la salle est full. Comme l’an passé, Barbara Butch et ses sets électro-disco enflamment le dance-floor et ce soir-là, jeunes, âgés, fragiles, puissants, genrés, androgynes ou en transition unissent leur menu chorégraphie dans un même élan pour fêter leur amour de la danse et celui d’un rendez-vous nommé A CORPS.

Cédric Chaory

©José Caldeira