Interview Olivia Grandville

Dansons zazou. Par Olivia Grandville

Au répertoire d’Olivia Grandville, à la tête de Mille Plateaux – Centre chorégraphique national de La Rochelle : Le Cabaret Discrépant, œuvre de 2011 qu’elle propose de (re)découvrir au public de La Coursive, scène nationale de la cité maritime. Entre humour et érudition, cette fausse conférence dansée et vraie réflexion sur l’actuelle danse contemporaine, Le Cabaret Discrépant nous est ici détaillé, à la lettre, par son auteure.

 

En préambule, pouvez-vous nous expliquer ce terme de discrépant, pas évident à prononcer ?

Je dois dire que ça m’amusait de rapprocher ces deux mots – cabaret et discrépant – et de voir les gens buter sur eux. J’ai eu le droit à tout : Cabaret discriminant, décrispant. Le cabaret discrépant est une formule inventée par les lettristes, plus précisément discrépant est un mot d’origine allemande qui veut dire :  prendre chaque élément pour ce qu’il est.

Les lettristes ont commencé à utiliser ce mot au moment où ils travaillaient sur l’image, en mode « pionniers de la Nouvelle Vague ». Leur idée était alors de dissocier l’image de la bande-son à l’instar de leur Traité de bave et d’éternité (1951), film composé de récupération de pellicules sur lequel était diffusé un son sans réel rapport aux images.

A l’échelle du spectacle vivant, ce qui est discrépant c’est de dire que les médiums proposés au plateau – la danse, la musique, le texte, la lumière, la scénographie – ne sont pas agencés pour s’étayer les uns des autres mais plutôt pour qu’ils existent par et pour eux-mêmes. Il s’agit là de voir comment ces choses vont frotter ou se croiser sans être toutes tendues vers le même objectif.

Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur le mouvement Lettrisme ?

Ma manière de rentrer dans l’histoire de l’art contemporain s’est souvent faite par la porte des avant-gardes du XXème siècle. Ma toute première pièce – avec le metteur en scène Xavier Marchand – est Le K de E (1993) à propos du dadaïste Kurt Schwitters, poète sonore et plasticien expert du collage. Collage que j’aime beaucoup dans mon travail.

Début des années 1990, je me suis beaucoup intéressée au mouvement dadaïste. On m’avait d’ailleurs offert un ouvrage sur le lettrisme que je n’avais pas lu. Six/sept ans après, on m’offre à nouveau cet ouvrage. Je le prends comme un signe et vais alors fouiner dans la bibliothèque de Beaubourg. Je tombe sur un petit livre 14 petits ballets ciselants et sur un petit livre de photo de Maurice Lemaître, disciple d’Isidore Isou, fondateur du Lettrisme : La danse et le mime ciselant, lettristes et hypergraphiques. C’est la révélation ! A l’intérieur de ce livre y a des partitions à danser, faites d’actions quotidiennes, vaguement chorégraphiques.  C’est par ce biais que j’ai découvert, la partie immergée de l’iceberg : le mouvement lettriste, mouvement esthétique et politique, oublié et coincé entre le dadaïsme et le situationnisme.

Isidire Isou applique sa manière de penser  aussi bien au design, qu’à la métaphysique où à la cuisine, et donc pourquoi pas la danse. Une idée forte parmi d’autre étant que l’art se doit de toujours inventer et ne jamais exploiter ce qu’il trouve. Leurs partitions chorégraphiques, sont donc parfaitement théoriques, et en les découvrant j’ai d’abord beaucoup ri. C’était infaisable,  inorganique, et surtout très vieillot….la danse française à l’époque  c’était avant tout le ballet , le sommet de la modernité étant Maurice Béjart. Mais en déclinant toute une pensée sur la danse qui en passe par la destruction des formes anciennes,  ils ouvrent tout un champ de possible : pourquoi la danse ne partirait pas des mouvements de cheveux, des yeux, de la bouche, des organes… et pourquoi pas de la pensée sur la danse, tout simplement ?

Ce faisant, il raconte le parcours de la danse contemporaine, depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui. En 2010, cela m’est apparu complètement visionnaire.

Les lettristes sont un peu les Bouvard et Pécuchet de la danse, dans leur manière d’en parler il y a une forme de naïveté, de force et d’humour. Bref ce texte de 1947 déplacé en 2010 était à la fois hilarant et totalement pertinent.

Comment le milieu chorégraphique de l’époque s’est emparé de ce texte ?

Il ne s’en est absolument pas emparé. Je crois par contre qu’il s’est pas mal moqué. Je dois cependant préciser que Claire Motte, qui deviendra danseuse étoile en 1960, a participé au premier ballet ciselant de Maurice Lemaître. Les lettristes avaient quelques liens avec les danseurs de l’époque mais ils ont été tout de même très vexés que le monde de la danse ne s’empare pas de leurs propositions.

Et en 2010, comment fut reçue la pièce par ce même milieu ?

Disons qu’au début c’est surtout le monde du théâtre qui a réagi. Le milieu de la danse s’est senti, je pense, un petit peu attaqué. Comme si Le Cabaret Discrépant se moquait de la danse conceptuelle, ce qui n’était pas du tout mon intention puisque justement je pense que la pièce est finalement assez pédagogique sur ce plan là.

Je n’ai rien écrit du texte, je le donne à entendre tel que, je ne fait que montrer à quel point l’histoire se répète et qu’on croit renverser les tables alors que d’autres l’ont fait 50 ans avant vous. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas de les renverser à nouveau. Bref il y a eu un moment de flottement, vite balayé par l’adhésion, par l’accueil chaleureux du public et de la critique.

Il y un caractère fortement polymorphe dans ce courant qui déborde du cadre uniquement scénique. Comment alors le transposer au plateau ?  

Nous sommes là dans la veine d’un spectacle de métadanse, un spectacle de danse qui parle de la danse. La fausse conférence dansée étant déjà devenu un genre en soi quand j’ai créé la pièce, il y a donc là aussi une certaine ironie à jouer avec le côté « pseudo provocateur » de la forme qui n’as en réalité rien de révolutionnaire.

Par contre ce qui se passe dans l’espace, même si ce n’est pas de la danse est néanmoins chorégraphique. On ne fait pas grand-chose en termes de mouvements mais tout est ultra-précis.

Et puis je me suis entouré d’une équipe d’artistes de haut vol, pour la plupart auteurs eux aussi. Je tenais à ce qu’ils partagent avec moi un point de vue fort sur ce que nous étions en train de faire. 

D’une manière générale, vous aimez à puiser dans l’histoire de l’art pour vos créations. Quelles sont vos motivations dans l’articulation du médium danse avec ces différents objets d’études ?

J’ai un truc avec la mémoire, avec l’histoire. Sûrement par rapport à mon parcours. C’est quelque chose qu’on m’a renvoyé très tôt, du fait de mon passé classique, de mon histoire avec Dominique Bagouet. À un moment je me suis dit ok, puisqu’on me renvoie à ça pourquoi ne pas m’en emparer. Et puis je ne crois pas au progrès en art, je pense que les choses changent, évoluent beaucoup et notamment en phase avec les sociétés qui les portent mais ces mémoires ont toujours quelque chose à nous dire. Ce sont les modes qui vieillissent pas les œuvres d’art, on ne peut pas comparer un tableau de Van Eck à une oeuvre de Xavier Veilhan sous l’angle du progrès ! Le passé éclaire le présent et le futur.

Qu’apprend-on de l’histoire de la danse dans ce Cabaret ?

Le texte nous apprend beaucoup sur l’histoire de la danse mais je crois surtout que Le Cabaret Discrépant apprend au public qu’il faut se méfier des évidences . Il me semble qu’ici le public est un peu piégé (puis éclairé) mais je ne peux vous en dire plus, il faut voir la pièce. Je crois que les choses ont parfois plus de facettes qu’on ne l’imagine. On en reparle après la représentation ? (rires) 

Je suis très contente de la reprendre. Elle est toujours d’actualité, à un autre endroit car nous sommes aujourd’hui dans une période où la danse envahie de nouveau les plateaux …. Mais quelle danse ? Le Cabaret Discrépant est toujours d’actualité mais dans le sens inverse où je l’avais posé il y a dix ans. Là où j’avais envie de dire : « OK pour la danse conceptuelle mais qu’est-ce que la danse à venir ? », aujourd’hui j’ai plus envie de dire : « Ok vous pouvez rigoler car on ne bouge pas au plateau mais en réalité un corps qui ne bouge pas sur un plateau c’est beau aussi et ça peut suffire en soi. »

Autre actualité : l’Umaa (Unité Mobile d’Action Artistique) qui va se déployer au printemps sur le territoire de Charente-Maritime. Mais quid de votre prochaine création ?

Alors je précise que dans le projet Umaa je crée plusieurs pièces, cet espace ambulant sera habité par des œuvres. Il y aura tout d’abord TWIN, une pièce-paysage que le public traversa pendant trois heures. Typiquement le genre de pièce qui n’entre pas dans un théâtre. Je travaille également à un autre dispositif, centré lui sur l’écoute. Il s’agit d’une partition dans laquelle les spectateurs seront également acteurs de ce qu’ils écoutent.

Et bien sûr, il y aura une pièce en 25/26 mais je ne vous en parlerai pas aujourd’hui !

Propos recueillis par Cédric Chaory

©Marc Domage

LE CABARET DISCRÉPANT – 23/24 – La Coursive Scène Nationale La Rochelle (la-coursive.com)