Aurélien Bory : le triomphe de Palerme

Aurélien Bory : le triomphe de Palerme

Après sa création à Palerme en octobre dernier et une diffusion au long cours aux Abbesses (Paris) début 2024, Invisibili débarque fin janvier à La Coursive de La Rochelle. Rencontre avec Aurélien Bory qui réunit là théâtre, danse et art visuel face à une fresque du XVème siècle.

Lorsque la directrice du Théâtre Biondo, Pamela Villoresi, vous propose de venir créer un spectacle pour son lieu, quel regard portiez-vous sur la ville de Palerme ?

Je n’étais jamais venu à Palerme mais j’avais deux choses en tête. Premièrement le fait que Pina Bausch y avait créé, dans ce même théâtre en 1989, sa pièce Palermo, Palermo qui m’avait fortement marquée. Créer sur ce même plateau, plus de trente ans après elle, aller être fortement excitant pour moi ! Et deuxièmement je savais que Palerme était une ville accueillante avec les migrants. Son ancien maire Leoluca Orlando, homme politique très charismatique, a beaucoup œuvré pour l’intégration de ces exilé-es. C’est donc par le prisme de la Tanzteater et de courageuses convictions d’un homme politique que j’appréhendais Palerme.

Et puis vous avez découvert cette fresque du XVème siècle : Le Triomphe de la Mort qui a décidé de la partition d’Invisbili ?

Au départ j’avais un autre tableau en tête : l’Annunciata di Palermo d’Antonello de Messine. Lors de mon premier séjour en Sicile, je me suis rendu au Palazzo Abatellis pour y découvrir l’œuvre et je suis passé devant Le Triomphe de la Mort. Au premier coup d’œil, j’ai été saisi et littéralement arrêté, subjugué devant cette fresque. Elle a un rapport évident avec la scène, c’est en quelque sorte un théâtre par sa composition mais aussi ses dimensions. Je me suis alors détourné d’Antonello de Messine. Le Triomphe de la Mort dont l’auteur demeure inconnu contient un mystère prégnant et stimulant. J’ai pressenti que la fresque pouvait devenir sur le plateau une partition scénique qui allait ouvrir de nombreux possibles.

La pièce interroge le rapport entre la danse et la peinture et le rapport que nous entretenons avec l’art et avec la mort. Cependant Invisibili semble surtout célébrer le triomphe de la vie, être une profonde réflexion sur la vie …

La pièce célèbre tout autant la mort que la vie; elles sont indissociables. Ce qui est très beau dans la fresque c’est le chaos très ordonné, incroyablement pensé et structuré. Rien n’est là par hasard et on finit par comprendre la dynamique interne, toute en spirale, de la fresque réalisée à l’échelle humaine. On y observe parmi les morts et les vivants, deux personnages au seuil de la mort, un jeune homme et une jeune femme. La jeunesse, face à un danger imminent, cela m’a inspiré la dramaturgie d’Invisibili.

Et ces mouvements, cette dynamique dont vous parlez vous ont-ils inspiré pour la partition chorégraphique ?

Le peintre du Triomphe a pensé son œuvre comme une danse. Nous avons sous les yeux autant un triomphe de la mort qu’une danse macabre. Oui cette fresque est une danse et nous pouvons d’ailleurs remarquer les trois Parques – ces divinités maîtresses de la destinée humaine, de la naissance à la mort – représentées comme des danseuses. J’y ai puisé une matière chorégraphique intéressante à explorer pour les interprètes.

Justement les interprètes d’Invisibili sont le fruit d’heureuses rencontres. Pouvez-nous les raconter ?

J’ai essayé de multiplier les rencontres, comme celle de Gianni Giabba, saxophoniste de jazz de renom qui a cotoyé les plus grands. Il collabore actuellement avec le metteur en scène allemand Heiner Goebbels. Et puis une autre belle rencontre s’est faîte avec Chris Obehi, jeune auteur-compositeur qui a fui Boko Haram au Nigeria pour trouver refuge en Sicile alors âgé de 17 ans. C’est une célébrité locale aujourd’hui. Je l’ai vu en concert et ce fut un ravissement. Pour les danseurs et danseuses, j’ai organisé plusieurs workshops car je souhaitais provoquer la rencontre sur le plateau. Mon travail part de là et il m’est fondamental que le déclic s’opère sur scène. Je me suis rendu compte que la Sicile est un vivier d’artistes chorégraphiques. Rapidement deux danseuses se sont distinguées, Valeria Zampardi et Maria Stella Pitarresi, elles furent rejointes par deux autres que j’ai rencontré en audition : Blanca Lo Verde et Arabella Scalisi.

La notion du hors-champ est au cœur-même d’Invisibili … Comment l’incarner dans votre scénographie ?

Comme dans tous les théâtres, je regarde les murs du fond. Ils gardent pour moi un intérêt sans cesse renouvelé. Car depuis la skene grecque – cette toile tendue devant laquelle les acteurs se produisent – jusqu’aux scènes de théâtre italiens, il y a même invention; cacher le réel – le rendre invisible –  pour pouvoir ensuite le représenter.

Concernant le hors-champ, il y a également cette idée que certaines choses sont difficiles à voir, à regarder en face. C’est le cas dans Le Triomphe de la Mort où des personnages détournent le regard. Face à la maladie, nous avons souvent tendance au déni. C’est bien évidemment aussi le cas sur le plan politique : en tout premier lieu en Europe sur le sort des migrants. L’ Europe est consciente du drame mais tourne la tête.

Aussi pour Invisibili, les deux protagonistes sont une femme malade d’un cancer et un jeune migrant. Leur situation n’a rien à
voir mais comme dans le tableau,
ils sont côte à côte.

Quelle fut la réception de votre pièce par les Palermitains en octobre 23 ?

Nous avons eu de bons retours du public et des critiques. Michele Cometta, chercheur universitaire et grand spécialiste du Triomphe de la Mort, a dit que c’était comme si la fresque s’était mise à danser. J’ai aussi remarqué que les impressions étaient très variées d’une personne à l’autre. Certains étaient plus sensibles à la danse, ou au jeu avec la fresque, d’autres à la musique, et d’autres encore plus réceptifs sur un plan émotionnel.

Je suis évidemment  curieux de voir comment les gens reçevront invisibili en France. J’espère que chaque personne puisse y faire sa propre lecture . C’est pourquoi j’attache beaucoup d’importance au renouvellement de la forme. J’essaie que chaque pièce engendre une forme singulière. Avec invisibili, je propose d’entrer dans la fresque, qu’importe qu’on connaisse l’œuvre ou pas. Au-delà de la mort, il s’agit de notre recours à l’art, à la représentation, en tant que consolation. Si les humains n’avaient pas conscience de la mort, peut-être que l’art n’existerait pas ? 

Propos recueillis par Cédric Chaory

 @Aglaé Bory

Compagnie 111 – Aurélien BoryHomepage – Compagnie 111 – Aurélien Bory (cie111.com)