Giselle – Opéra National de Bordeaux

Giselle, new design

Elle incarne l’archétype du ballet romantique, celle que toutes les étoiles rêvent un jour d’interpréter : Giselle, paysanne au destin tragique qui fait le bonheur des balletomanes depuis sa création en 1841, année où Carlotta Grisi lui donne vie sur la scène de l’Académie Royale de Musique. Programmé en cette fin d’année à l’Opéra National de Bordeaux, le ballet-pantomime se voit offrir un lifting signé Matali Crasset. Un lifting réussi.

Quel choc ce fut pour les Parisiens de découvrir Giselle au printemps 1841 : voir La Grisi sur pointes, tutu virevoltant ; entendre sa partition musicale d’un genre nouveau inspiré du bel canto ; se perdre dans les brumes irréelles de son acte 2. Petipa et Diaghilev ont eu le nez fin en relançant ce succès injustement mis au placard dès 1868. Depuis bon nombre de chorégraphes se sont mesurés à cette Himalaya de la danse classique. Et Giselle d’en voir de toutes les couleurs : Alicia Alonso et Mary Skeaping en ont bouleversé l’ordre des morceaux, Gabriella Martinez l’a assaisonné de la musique de Pink Floyd, Mats Ek et Maryse Delente l’ont enfermé à l’asile ou dans ses « désirs frénétiques » et malgré tout ces relectures Giselle n’en finit plus d’être dans les esprits la quintessence de la danse classique romantique, mélange immuable des genres de la pastorale, de la tragédie, du drame et du fantastique. Une image d’Epinal que le Ballet National de Bordeaux a décidé de relire à nouveau.

Eric Quilleré, directeur du ballet néo-aquitain, a eu l’idée de cette nouvelle production suite à un échange avec Emmanuel Hondré directeur de l’Opéra bordelais. Proposer une version plus contemporaine, qui trancherait avec celle de Charles Jude, au niveau des décors et des costumes tout en conservant la chorégraphie originale de Jean Coralli et Jules Perrot, tel en est le deal. Et ils furent très inspirés de jeter leur dévolu sur Matali Crasset, vierge de toute expérience dans l’art chorégraphique mais illustre designer explorant des univers éclectiques, allant de l’artisanat à la musique électronique, de l’industrie textile au commerce équitable, pour penser le reset de ce hit chorégraphique.

Une scénographie minimaliste, graphique et colorée

Quand le rideau se lève sur le village bucolique de Giselle version Crasset, c’est un « Oh » d’émerveillement qui s’échappe de l’auditoire. Oubliés les décors en carton-pâte représentant une ruralité maronnasse  qu’encadre une dense forêt. Ici, dans la blancheur d’un plateau immaculé trône une dizaine d’arbres au graphisme épuré, reprenant l’aspect conique du tutu long, signature du ballet. Côté jardin : une frêle chaumière, incarnation du « monde rural » côté cour une route escarpée menant au « monde d’en haut », celui de la noblesse. Soit un système d’espace à la lisibilité immédiate où s’anime une communauté en harmonie. Fidèle à sa démarche proche de l’anthropologie, Matalie Crasset propose une relecture du livret qui met en présence deux mondes : celui d’en haut et celui d’en bas. Tout dans sa scénographie tend à les distinguer et en tout premier lieu les costumes. Quand les villageois en arborent d’épurés couleur corail ou vert olive qui nous ramènent aux éléments naturels, c’est le vivant qu’on célèbre, la symbiose des paysans unis à leur terre nourricière. La Cour, elle, est affublée de tenues élaborées, contraignant les corps avec force couronnes, arceaux et autres attributs superfétatoires. Les couleurs flashy dans un dégradé de rose, fuchsia et bleu électrique ajoutent au côté artificiel et m’as-tu-vu de cette caste. Enoncée ainsi l’idée paraît simpliste (dans son analyse sociétale), sur scène son effet est saisissant, novateur, imprimant votre rétine tout en jetant un vent de modernité à l’œuvre. Le tout sublimé par le travail de l’éclairagiste Yannick Fouassier.

A l’acte 1, coloré et guilleret (jusqu’à ce que ne survienne le décès de Giselle !) succède un acte 2 envoutant. Incontestablement la partie la plus spectaculaire de la production. On y retrouve les mêmes arbres graphiques en fond de scène baignés dans les brouillards du Royaume des Willis. Le blanc règne en maître : celui des costumes des femmes-vengeresses, aux métrages longs d’organza de soie et ruban de satin.

Un honnête corps de ballet

Pour cette relecture, Eric Quilleré a donc gardé la chorégraphie d’époque. Diagonale de ballonnés, arabesques qui se croisent, petite batterie abondante, balançoires-ballonné-petit jeté, multiples brisés et autres entrechats six … toute la complexité d’une partition inspirée de l’école italienne est à l’œuvre. Ce vendredi 15 décembre, Lucia Rios – nouvellement nommée soliste – et Oleg Rogachev, premier danseur, ont parfaitement campé Giselle et Albrecht. Tous deux ont su incarner les subtilités psychologiques et éviter les chausse-trappes techniques d’une exigeante partition chorégraphique.  Mention spéciale à Lucia pour la (fameuse) scène de folie qui clôt l’acte 1. On retiendra également le duo des vendangeurs où Clara Spitz a brillé, d’ailleurs un peu plus que le sémillant Tangui Trévinal souvent fébrile dans ses réceptions. Et bien sûr les Willis, équipée fantomatique au cordeau.

Avec ce Giselle – sans doute encore un peu frais dans les jambes d’une troupe qui ne l’a pas dansé depuis sept ans, la compagnie bordelaise tend à démontrer encore une fois, et quelques mois après un programme « Ecole Suédoise » de haute volée, qu’elle a de l’ambition. Et les moyens artistiques de ses ambitions.

Fait notable également : ce Giselle est éco-responsable (et contrairement à beaucoup d’œuvres chorégraphiques qui revendiquent ce label, point de greenwashing ici) : les costumes sont issus d’étoffes recyclées, le décor (en bois) sera entièrement réutilisé à l’issue de l’exploitation de la pièce. « Giselle ou la défense de la culture du vivant » proclame Matali Crasset, c’est notre paysanne et sa communauté qui vont apprécier cette attention en direction de la terre-mère !

Cédric Chaory

Jusqu’au 31 décembre à l’Opéra National de Bordeaux

Lien : Giselle – Coralli/Perrot | Adam – Fêtes de fin d’année – Du mercredi 06 décembre 2023 au dimanche 31 décembre 2023 – Grand-Théâtre – 20231206 | Opéra National de Bordeaux (opera-bordeaux.com)

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