Le temps d’aimer la danse

La 33ème édition du festival Le temps d’aimer la danse s’est refermée le dimanche 17 septembre après avoir proposé un programme éclectique où ballets français et étrangers ont fait le bonheur du public. Retour sur le dernier week-end du festival avec en guest-star l’éblouissant Hessisches Staatsballet.

Danser Laboa

Biarritz quartier Pétricot ; loin des demeures cossues du bord de mer, se loge l’un des grands ensembles témoins de la densification du bâti qu’a connue Biarritz dans les années 60. Un quartier populaire dirons-nous qui possède, forcément, son fronton nommé ici Larrepunte. Depuis une semaine et pendant toute la durée du festival Le temps d’aimer la danse, les joueurs de pelote basque le partagent avec Mizel Théret, chorégraphe du pays. Qu’il pleut, qu’il vente, qu’il canicule, il interprète son solo Komunikazio – Inkomunikazio sur une partition de Mikel Laboa, artiste majeur de la scène musicale basque, sorte de référence respectée de tous, décédé en 2008.

Rituel dansé, cette courte pièce de 25 minutes n’en est pas moins intense et ne ménage pas le corps alerte du danseur senior. 18h : Mizel entre sur sa scène offerte à tous les vents et symbolisée par quatre cordelettes rouges dans ses coins. Face à lui une armada de spectateurs, abrités sous leur parapluie, les fesses au sec sur un plastique. Il le sait, l’actuel crachin va lui compliquer la tâche mais l’imprévu est tout le sel de Komunikazio – Inkomunikazio. Avant-hier le soleil a fait suffoquer l’interprète, hier le vent l’a revigoré. Aujourd’hui il lui faudra surveiller ses appuis et jouer des équilibres. Avec son geste épuré au maximum, sans contrainte, toujours juste et précis, le solo  de Mizel propose un travail sur la mémoire et la culture basque. Le minimalisme et l’abstraction d’un geste tout intériorisé s’accommodant parfaitement de la partition expérimentale de Laboa. On pense entendre de l’anglais, du portugais … il n’en rien : l’auteur-compositeur a inventé une langue qui résonne, solennelle, dans l’espace urbain. Sur une partition chorégraphique au cordeau, Mizel Theret, vaillant, suit les mélopées imaginaires de son illustre compatriote s’autorisant quelques improvisations au gré de ses humeurs comme ces violentes roulades au sol. Il s’en sort non sans quelques égratignures au visage, son assistante lui avait pourtant montrer la bonne parade, le sol détrempé en aura décidé autrement.

Mizel Theret a déjà composé plusieurs chorégraphies sur l’œuvre du Maître Laboa. Des pièces courtes qui pourraient sans doute un jour être toutes jouées à la suite, à l’occasion d’un hommage au musicien basque. Le public, et plus particulièrement les habitants du quartier des alentours de la Place de la Résistance, a particulièrement goûté son univers. Il y a effectivement une sorte de résistance et de lutte dans Komunikazio – Inkomunikazio. Au temps qui passe, à l’uniformité qui guette partout. Il s’agit bien là de défendre une danse pure et une culture autochtone sacrément vivante.

Introducing

Pour sa première venue en France, l’ Hessisches Staatsballet Wiesbaden-Darmstadt foule le parquet du Théâtre-Casino de Biarritz, vénérable bâtiment de style Art-Déco ancré sur une des plages-phares de la cité. Présente sur le festival pour deux soirées – illustration de la démarche éco-responsable de l’évènement – le ballet propose le vendredi 15 septembre un premier programme intitulé Gerade NOW ! que l’on peut traduire par « juste maintenant ».

Juste maintenant car il aura fallu attendre près de 10 ans au public français pour découvrir cette incroyable compagnie de 28 danseurs et danseuses de toutes nationalités dirigée depuis 2020 par Bruno Heynderickx – ancien du Ballet Malandain dans les années 1990, mais aussi juste maintenant pour souligner l’urgence qui suinte des deux pièces présentées ce soir-là. L’urgence d’un geste dansé saisissant, l’urgence d’agir pour l’environnement.

C’est avec Midnight Raga, pièce créée en 2017 pour le NDT2, que la compagnie se présente au public.  « L’Inde me fascine depuis un certain temps ; la vie y est tellement concentrée et intense, immatérielle en apparence, alors que beaucoup de gens y vivent et meurent dans la pauvreté la plus abjecte » explique le tempétueux créateur Marco Goecke pour cette courte pièce traversée d’un flux immuable de mouvements nerveux, minutieusement ordonnés. Un flux qui contraste avec la musique classique indienne de Ravi Shankar mais l’ensemble fonctionne, l’interprétation intense de Kennedy Kallas et Rita Winder aidant pour beaucoup. Sans transition aucune, les interprètes évoluent du râga à la soul d’Etta James avec toujours cette même gestuelle intranquille, frénétique qui imprime la rétine. Entre évocation de la grouillante Inde et blue mood épileptique, le bref Midnight Raga est une pépite qui laisse place à une seconde pièce bien moins saisissante.

C’est Martin Harriague, enfant du pays, qui la signe. Chorégraphe basque que la planète s’arrache, il a particulièrement séduit la rédaction avec son Gernika signé pour le collectif Bilaka. Ce soir à Biarritz, il propose Of Prophets and Puppets, objet chorégraphique touffu composé de musique, de marionnettes, de cabaret-théâtre à la sauce talk-show américain. Le propos y est fortement politique, comme bien souvent chez Harriague. Partant du discours de Greta Thunberg aux Nations Unies, à New York, en 2019 et d’un article du journal anglais The Sun  à propos de la jeune militante suédoise, la pièce brasse les thématiques de l’écologie tout comme celles de la manipulation des médias.

S’inspirant fortement du cabaret (soit une succession de numéros bien rôdés), Of Prophets and Puppets désarçonne plus qu’il ne provoque ou questionne. Est-il vraiment à sa place au sein du répertoire du Hessisches Staatsballet, bien plus à l’aise dans des œuvres moins bavardes et show off ? Emmené par un maître de cérémonie hilarant (impeccable Daniel Myers), la création enchaîne maladroits numéros de marionnettes et interludes de danse jazz datés. Si elle saisit parfaitement (comme le musical Cabaret à son époque) l’ambiance « fin de monde » que l’humanité traverse actuellement dansant sur un volcan, s’arrangeant de l’avidité du divertissement, de la paresse et du manque de scrupules, elle ne parvient pas à créer une farce totalement convaincante. Question de profondeur, de geste chorégraphique abouti. De liant entre le fond et la forme.

Of Prophets and Puppets entend dénoncer notre stérile et atone ère du buzz où un discours fort comme How you dare ? est chassé par une vidéo de chat mignon sur les réseaux puis par une autre vidéo plus sensationnelle d’une catastrophe écologique, etc. Avec sa succession de numéros, la pièce reproduit, elle aussi, une sorte brouhaha incessant qui, in fine, nous empêche de nous poser pour repenser enfin le monde.

Biarritz, place et jardin

Le temps d’aimer la danse c’est aussi celui d’apprécier sa principale ville-hôte : Biarritz. On y arpente son centre-ville pour s’y rendre qui à un théâtre de verdure, qui dans un jardin public pour une répétition publique.

C’est dans le jardin Pierre Forsans, face à la gare du Midi que le chorégraphe franco-suisse Edouard Hue a donné sa répétition publique d’ All i need. On y découvre la Beaver Dam Company au travail, marquant les pas d’une chorégraphie physique, tout empreinte de cette danse contemporaine israélienne si tendance. Edouard Hue donne les indications (« gagner en précision via le travail du footwork »), montre le mouvement (« toujours le pelvis down ») dans un mix de français-anglais-allemand et les interprètes corrigent. Y a pas photo : entre la première version à froid et la toute dernière passée au tamis des corrections, la phrase chorégraphique a gagné en intensité et précision.

On retrouve plus tard dans la journée cette même compagnie, dans le très avenant quartier Saint-Charles, au Colisée. Elle y joue Yumé, pièce à destination des enfants dès l’âge de 4 ans. Entre narration et abstraction, cette première pièce jeune public d’Edouard Hue, s’inspire de contes et de films d’animation japonais.
Spectacle sans parole, l’héroïne ne cesse de voyager, recherchant son ombre perdue dans un rêve. L’aventure l’amène à traverser des contrées fantastiques et à faire des rencontres aussi étranges que rocambolesques.

S’appuyant sur l’art du Kuroko, utilisé dans le théâtre traditionnel japonais pour créer un monde d’illusions, le chorégraphe construit autour d’une danse physique un univers magique et onirique. Avec ses belles trouvailles scénographiques (un champ de fleurs mouvantes, une épique séquence de montre marin …) et ses truculents interprètes, Yumé fait le job, honnête hommage aux contes et dessins animés japonais dans le sillage du géant Studio Ghibli.

C’est dans le théâtre de verdure de la Villa Natacha que Christine Hassid, chorégraphe bordelaise, présente Souffles#1 : « Cette création était une vraie prise de risque pour moi qui écrit depuis toujours au plateau. Ici, il s’agit de mon premier hors-les-murs, pensé dans la tourmente de la pandémie. Etonnamment Souffles#1 est ma pièce qui tourne le plus. Nous en sommes à la trentième … Comme quoi : prendre des risques, sortir de sa zone de confort est toujours salvateur. » m’explique en préambule Christine.

Forme courte et performative, Souffle#1 est une pièce pour trois interprètes et un large voile de plastique léger accroché aux branches d’arbres. Au gré du vent qui fait se mouvoir le voile, se déploient 32 courts modules chorégraphiques joués dans un ordre aléatoire selon le feeling des danseurs qui par des jeux de regards et gestes imperceptibles par le public communiquent entre eux le déroulé de la partition. Ce samedi après-midi vent et pluie se sont invités aux festivités. La pelouse est glissante, le voile est animé : les danseurs s’adapteront. Mèneront et subiront la pièce en même temps, déployant une gestuelle physique (là encore on sent l’influence israélienne de la Batsheva Dance Company où s’est illustrée Christine) et de plus en plus tourmentée au fur et à mesure que la partition musicale de Damien Delpech s’emballe.

A l’issue de la représentation, la chorégraphe invite le public à investir l’espace scénique de Souffle#1, soit une vaste pelouse qu’encadrent deux marronniers. Se mettre à la place du danseur. Ressentir sa vulnérabilité sur cette pelouse glissante jonchée de racines-chausses trappes, sentir le vent qui vous ébranle, le soleil dans les yeux qui vous empêche … Puis il s’agit de lâcher-prise. D’oser la danse, le beau geste, le geste moche, le geste irrévérencieux. Derrière cette invitation, Christine Hassid propose de démystifier la danse contemporaine. A ceux qui n’auraient pas compris Souffles#1, elle répond : ne cherche pas à comprendre, danse avec moi, rejoue la scène, là tu trouveras les clés de Souffle#1. Elle dit : « Souffles#1 incarne la vie. L’œuvre donne à voir au travers d’un voile extrêmement léger et de corps en mouvement les flux du vivant. » Oui Et l’idée de la danse contemporaine comme un doux moment de partage et de vivre-ensemble.

Hessisches Staatsballet – Bis

Gare du Midi, on retrouve la troupe de Wiesbaden-Darmstadt pour une deuxième soirée qui débute avec I’m afraid to forget your smile de la fratrie Imre & Marne van Opstal, saisissante élégie sur la perte et le deuil.

Six corps gisent dans une zone délimitée encadrée de longs bancs vides et éclairée par une lumière zénithale éblouissante. Soudainement les corps se mettent à frapper le sol avec leurs jambes à des rythmes alternés. Un rythme comme un battement de tambour animant d’autres parties de leur corps et les envoyant à travers la scène dans une chorégraphie percussive. Comme pour Midnight Raga de Marco Goecke, un contraste saisissant apparaît entre la solennité des chants sacrés qui résonnent dans la salle et les spasmes des corps électriques – et si virtuoses – de la compagnie emmenée par l’impressionnant Ramon John. Voix et  mouvements s’unissent somptueusement et dépeignent notre angoisse la plus primaire : notre propre finitude et nos émois face à cette mort omniprésente, prête à ravir à tout moment nos êtres chers. Alternant solo, duo et danse d’ensemble, I’m afraid to forget your smile nous rappelle aussi à quel point nous sommes plus que jamais seul au monde, malgré la présence éphémère de l’Autre, du collectif et de la communauté.

La communauté, il en question dans le Boléro d’Eyal Dadon. Et un Boléro, un ! Bientôt un siècle que cette mélodie uniforme et répétitive fascine les chorégraphes. Eyal Dadon s’est amusé ici à déconstruire la partition qui voit sa durée multiplier par deux. C’est par le brillant solo de Tatsuki Takada que s’ouvre la pièce, vite rejoint par une troupe vêtue d’amples pantalons-salopettes en jean, sorte de bleu de travail. Sur une scène dépouillée qui laisse entrevoir toute la machinerie du lieu évolue un corps de ballet dans des séquences mécaniques. On pense aux Temps Modernes de Chaplin qui a dépeint, non sans humour, les affres du taylorisme et du travail à la chaîne. C’est moins riant ici, on sent même sourdre la révolte au fur et à mesure que la partition du Boléro s’échauffe. Les mouvements à l’unisson laissent place à l’individualité revendicatrice, à la fronde. Ca s’emballe et propose une danse tout en répétition et canon laissant le public interdit par une exécution au cordeau. Ovation forcément pour la compagnie allemande, véritable révélation d’un festival qui aime vraiment la danse, les danses.

Cédric Chaory

©Olivier Houeix – I’m afraid to forget your smile