Ensemble, s'élever
Après un passage à La Rochelle où La Cavale a présenté le solo Au-delà vu d’ici, la compagnie poitevine s’apprête à dévoiler Se faire un présent à La Manufacture – CDCN Bordeaux. Rencontre avec Julie Coutant, une des deux têtes pensantes et dansantes du duo d’artistes.
En 2019, vous vous ouvrez à de nouvelles perspectives et mettez en place un dispositif de recherches autour de la thématique de l’élévation: les LOCUS. Qu’est-ce à dire ?
Avec Eric (NDLR : Fessenmeyer), nous avions envie de nous proposer de nouveaux tempos et espaces de réflexions. Des temps de recherches différents sur une durée de 3 ans. Faire un pas de côté, remettre en question notre méthode de travail, cela nous est apparu nécessaire, tout autant que de questionner l’élévation collective et individuelle.
Nous avons alors dégagé quatre axes de travail. Il y avait en premier lieu le souhait d’éprouver un autre rapport au public: faire en sorte que notre travail soit plus accessible dans la démarche, dans la compréhension. Le deuxième axe venait d’un constat : nos résidences de recherches et de créations se faisaient jusque-là majoritairement dans des lieux dédiés à la danse. Nous avions l’envie de nous déployer dans d’autres espaces. Et puis, il y avait aussi cette volonté de rencontrer de nouvelles personnes, d’autres artistes et sans notamment devoir passer par des auditions ou stages. Enfin, le dernier axe était ce vaste sujet qu’est l’élévation, avec cette question sous-jacente : comment se permettre d’avoir des temps de recherche artistique sur ce sujet qui soient détachés d’un temps de production ? Nous avons donc imaginé des fouilles artistiques nommées Locus. Soit une dizaine de temps de recherches entre 2019 et janvier 2023. Ces Locus nous ont vraiment brassé, déplacé, perdu parfois et en même temps énormément nourri. Ils ont été une grande bouffe d’air frais.
De ces Locus a éclos un solo Au-delà vu d’ici. Pouvez-vous revenir sur cette œuvre que vous avez joué ce mois à L ’Horizon à La Rochelle ?
Nous nous étions également dit que nous ferions deux objets lors de ces trois années de recherche. Le solo de 2021 Au-delà vu d’ici en est le premier. Avec un peu de retard dû au covid, il est le résultat, de la sortie de nos premières phases de laboratoire.
A propos d’Au-delà vu d’ici, je souhaitais trouver et définir ce moment où j’ai eu l’impression, dans mon parcours de danseuse, de toucher un état de transcendance ou plutôt cette sensation de m’élever, de faire un pas de côté. J’ai alors pris conscience que c’est ma relation à la musique qui déplace en moi quelque chose, qui me met dans un état corporel exigeant, d’attention. La musique m’amène à déployer un langage chorégraphique plus aboutie et riche. J’ai voulu me confronter à une installation sonore. J’ai alors proposé à Thomas Sillard, collaborateur de longue date et artisan du son de m’accompagner sur ce projet. Nous nous sommes accordés sur le fait de travailler sur un plancher sonore que nous allions ensemble équiper avec des matériaux acoustiques, électroniques ; plateau qui s’animerait et produirait un son dès que j’y poserai un pied.
Sur ce plateau, je danse et je joue à la fois d’un instrument. Ça me met dans une exigence, une présence, une attention et une écoute très singulières. Entre ce que je produis, ce que ce que renvoie le plateau, c’est toute une dynamique ascendante qui se met en place, une boucle qui génère une élévation, un élan vital qu’il faut alimenter sans cesse …
Vous travaillez donc désormais à un rapport différent avec le public. Comment réinventer celui- ci ?
Oui. Nous sommes conscients, Eric et moi, que notre écriture chorégraphique est exigeante, et qu’elle peut des fois laisser en dehors. Du coup, on se disait que nous passions un temps fou à travailler sur des choses sensibles, sur du ressenti, sur des états des corps et des physicalités singulières et qu’il peut être dommage que le public passe à coté. La question de performer en quadri-frontal est venue des Locus. On y proposait une visibilité du travail différente, avec une proximité sans filtre.
Dans Au delà, vu d’ici, Le public ressent toutes les vibrations produites par le plateau-instrument. Cela ajoute une dimension physique. Sans oublier que ce plateau est éclairé de telle sorte que l’on peut voir les différents équipements s’activer pendant la représentation … tout cela participe à une vraie expérience sensorielle pour les spectateurs.
Interprétez-vous la même partition musicale et chorégraphique à chaque représentation ?
Il y a une trame effectivement mais tout cela reste très vivant. En fonction du lieu, le plateau sonne différemment. Certains sons vont apparaître davantage ou résonner autrement. Ceci dit, il y a un vrai temps consacré au montage, particulièrement pour l’accordage afin que nous retrouvions au maximum les mêmes sons à chaque représentation.
Pour la partie chorégraphique, je dois dire qu’elle est quand même très écrite spatialement car chaque zone du plateau active des sonorités spécifiques. Cela me demande d’être dans une vraie écoute : quel poids je donne, où et comment je touche le bois, où je pose mon pied. Ce n’est pas aussi calé qu’une bande son mais quand même, il y a une vraie intention de partition musicale.
Parmi les différents espaces qu’Au-delà vu d’ici a traversé, quel serait celui qui vous a le plus porté ?
La représentation au palais des Ducs d’Aquitaine à Poitiers est un souvenir mémorable. La compagnie y avait une carte blanche dont faisait partie Au-delà vu d’ici. Nous avons proposé différents temps de partage comme de la médiation, un concert et une lecture participative. Ce fut un vrai événement en soi avec de belles propositions pour le public.
Quand je le joue dans un espace patrimonial, ça fait sens avec la thématique de l’élévation. Nous sommes là dans l’ordre du sacré, de l’histoire, de l’ancestral, de la matière. Jouer Au-delà vu d’ici au théâtre est un tout autre travail : je pose une performance dans un écrin, une boîte noire que je transforme via un autre rapport avec le plateau-instrument. C’est assez beau à voir car le plateau en bois ressort différemment dans cette configuration. J’entends souvent des “on n’a pas l’habitude d’être sur scène”, “d’être aussi proches des artistes …”.
Votre prochaine création s’intitule Se faire présent. Un bien joli titre …
Nous avons mis du temps pour le trouver. L’idée de cette pièce était d’actualiser ce que c’est d’être ensemble. Nous voulions que le public sente cela dès la lecture du titre de la création. Qu’il comprenne que les choses se déploient au temps présent et que nous sommes dans un rapport authentique.
Nous avons aussi beaucoup travaillé les notions de donner et de recevoir, et l’envie de s’offrir quelque chose et de le partager : se faire un présent donc, un cadeau… nous sommes clairement là dans une actualisation des rapports et de l’écoute mutuelle.
En quoi le collectif participerait-il à l’élévation ?
Se faire un présent montre une démarche à être-ensemble plus qu’elle ne donne à voir une élévation. C’est une proposition que nous faisons au public : lui donner à voir, ressentir que les choses les plus simples sont les plus belles à vivre ensemble, que l’écoute est importante, et que le toucher l’est tout autant. C’est forcément en écho avec ce que nous venons de traverser récemment. Retrouver une simplicité à se regarder, à se toucher vraiment, et être attentif à soi et à l’autre.
Après votre solo Au-delà vu d’ici, vous présentez donc une pièce de groupe. Comment avez-vous travail avec vos interprètes sur Se faire un présent ?
Les interprètes ont pris part au moins à un Locus. Pour nous, c’était primordial d’embarquer une équipe qui comprenait la démarche et l’endroit dans lequel nous étions. Les 15 premiers jours de répétitions ont été consacrés aux Humanités, à savoir : juste se regarder vraiment, se laisser regarder, se toucher, questionner le consentement. Car en fait, le danseur peut assez vite oublier cela, son corps est son outil et on le sollicite beaucoup avec un accord de principe. Mais chacun a ses limites et nous avons travaillé sur celles-ci en exprimant ce que nous aimions ou pas, dans le toucher notamment.
Toute l’équipe a pu proposer ses envies de mise en expérience. Les répétitions furent un vrai laboratoire pour essayer de trouver l’essence même de notre présence au plateau, afin d’évoluer ensemble dans un même espace. En somme, les bases pour danser en communion.
Après on a travaillé à partir d’un poème de Baudelaire: Elévation. On a lu les diverses strophes, les avons interprétées en état de corps et en geste. De cette poésie est née une partition de motifs combinés. C’est la partie Baudelaire …le public ne le sait pas mais pour nous, elle est habitée de quelque chose qui vient de beaucoup plus loin et qui nous habite collectivement. Elle est riche d’expériences fortes, vécues, éprouvées.
On note la présence d’Anthony Thibault, metteur en scène de la compagnie La Nuit te soupire. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
Le projet des Locus était de pouvoir inviter d’autres artistes pour nous accompagner. Anthony est un invité au long cours, il est notre veilleur de sens. Il insuffle des réflexions poétiques, sociologiques, philosophiques à nos recherches sur tous les Locus, et nous aimons tirer des pistes de travail avec lui. Sur les objets artistiques, il porte un regard complice sur la dramaturgie et repose aussi la question de la lisibilité pour le public. Nous sommes déjà deux cerveaux au travail, Eric et moi, mais dans une volonté d’ouverture et de pas de côté, il est parfois bon d’avoir une autre personne issue des arts vivants mais pas que de la danse pour amener d’autres nourritures et d’autres questionnements. C’est une superbe rencontre.
Ce pas de côté est sacrément courageux en cette période déjà bien troublée pour le spectacle vivant ?
A vrai dire, à un moment donné, nous avons eu peur de tomber dans une routine. Avant de mettre les Locus en place, il était surtout question de réussir à se renouveler. Pendant les Locus, comme je vous l’ai dit, il y a eu des phases où nous étions un peu perdus. Ce ne fut pas facile mais on s’est vite sentis au bon endroit. Les Locus nous ont permis de nous régénérer, car un binôme de chorégraphes peut s’épuiser sur la durée. Ils nous ont permis de rencontrer des artistes avec qui on adore collaborer aujourd’hui. Et enfin, on sent qu’il y a quelque chose de différent qui se passe avec le public. La proximité l’invite à ressentir le mouvement, la danse et il verbalise plus facilement ses sensations. De nombreux retours nous confortent sur le chemin emprunté et sur la démarche mise en place.
Les Locus et Au-delà vu d’ici, nous ont emmené ailleurs, et j’espère que Se faire un présent va creuser ce sillon à nouveau, avec une autre connexion au public.
Propos recueillis par Cédric Chaory
© Séverine Charrier
CREATION – Se faire un présent – vendredi 12 mai – La Manufacture – CDCN La Manufacture