Construire un feu – La Tierce

Juste une première danse

Ce serait une performance du peu, du presque rien, d’avec presque rien. Avec des bouts de ficelle ou plutôt quelques cailloux et des allumettes elle rallumerait la flamme créatrice en mettant le feu à tout ce qu’on pouvait proposer avant : les costumes, la scénographie, la création lumière. Tous ces atours au feu ! Ce serait une pièce tellement pauvre qu’elle brillerait de mille richesses.

De La Tierce  – aka Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri – on connaît la propension à faire ressentir beaucoup avec peu de moyens. On aime la simplicité des formes et des médiums convoqués de ses créations, l’ancrage de son travail dans l’expérience sensible, la singularité des gestes anodins et excentrés qui convoquent les imaginaires de chacun. Avec Construire un feu, le trio pousse le curseur à son extrême et propose une expérience hors-norme.

Il y a d’abord cette invitation de Charles Pietri. D’une voix lente et douce, il suggère au public de placer le théâtre – le lieu même du théâtre – au centre de l’attention et de l’imaginer comme un protagoniste capable de sensations et de mémoire. Pour que le théâtre se dévoile entièrement, il nous faut le quitter. Lui faire croire qu’on le quitte. Comme ces soirs, où artistes, techniciens et employés le désertent après une journée de labeur. On éteint alors ses lumières, son chauffage … on ferme aussi ses yeux comme pour lentement s’effacer du lieu.

Ça y est la Chapelle Fromentin se retrouve désertée, silencieuse et dans la pénombre. Seule la lumière des lampadaires extérieurs que filtrent les vitraux de l’édifice permet d’entrevoir l’étonnant récit qu’elle s’apprête à dévoiler : celui de la première danse de l’humanité. Du premier geste abstrait qu’une personne a exécuté. Ça s’est déroulé à l’entrée même de la chapelle. Un soir de pluie une femme est entrée dans le lieu sacré et a dansé. Brièvement et pour elle-même, par plaisir. On le sait car une autre personne l’observait à son insu, cachée derrière une chaire.

Sous nos yeux la fiction de Construire un feu émerge à tâtons, opérant entre allers/retours et maints échos, se dévoilant au fur et à mesure que le lieu s’éclaire à la faible lumière des allumettes qu’on enflamme sans discontinuer ou sous les lumières de service du CCN, bien plus crues.

Portés par un quintet qui tour à tour chantent, dansent, déclament et jouent de la musique, toujours avec justesse, Construire un feu vous aspire, avec délicatesse, dans une émotion poétique qui m’a été rarement donnée de ressentir.

Et si Construire un feu portait en lui une part d’envoûtement, d’hypnose ? Car il est troublant de voir comment cette création embarque son public dans un voyage intemporel. Hors de temps mais aussi de l’espace, dans un ailleurs. L’épure mise à l’œuvre ici permet au spectateur d’aiguiser tous ses sens. La note d’intention de cet opus, le présent texte que vous lisez ne peuvent véritablement rendre compte de l’expérience proposée. Elle doit être vécue. A La Rochelle dans une chapelle, prochainement à la Manufacture de Bordeaux, peu importe le lieu: Construire un feu est une sensation en soi, co-construite avec les artistes et le public en présence.

Sensation en soi, la pièce fait également sensation. On en ressort « déplacé ». Oui, il y a de l’hypnose là-dessous ! Le son des ocarinas, les chants a capella, l’ombre d’un fantôme dansant sur les parois du narthex, l’odeur du souffre des allumettes, la danse de deux rochers qui chutent à l’unisson : on ressort de la performance avec tous ces trésors et l’on retient ce silence du public à la fin du spectacle, quand il hésite à applaudir. De peur de se réveiller trop violemment d’un songe.

Cédric Chaory

Visuel illustration : Camille Ulrich

Tournée : 8 mars La Manufacture – CDCN Nouvelle-Aquitaine ; 11 mars Le Dancing CDCN Dijon

www.latierce.com