Sine Qua Non Art

« il est inenvisageable que tout s’écroule »

Dans un contexte tout particulier, la compagnie rochelaise Sine Qua Non Art vient de terminer une résidence à La Coursive de sa création à venir Nos désirs vont désordre. Interview de son co-directeur Christophe Béranger.

Votre compagnie sort d’une résidence de création de 15 jours à La Coursive pour la pièce à venir Nos désirs font désordre. Une résidence qu’on imagine toute particulière en ces temps de confinement. Racontez-nous.

Pour nous le plus délicat fut en amont de cette résidence à La Coursive. Lors de l’annonce du re-confinement nous étions en résidence au Centre Chorégraphique de Biarritz. Notre première inquiétude fut de savoir si nous allions pouvoir aller au terme de ce temps de création ; il nous restait alors 2 jours de travail. Nous craignions aussi d’organiser le retour, chez eux et en moins de 24h, de nos 10 danseurs. Fort heureusement Thierry Malandain et Yves Kordian du CCN biarrot nous ont assuré que cette résidence irait à son terme, sortie de résidence comprise. Il a fallu ensuite nous renseigner sur les conditions d’accueil de notre résidence rochelaise à La Coursive auprès de Franck Becker, directeur du lieu. Nous y avons eu 15 jours de création début novembre. Au final j’ai l’impression que nous sommes vraiment passés au travers des mailles d’un filet monstrueux pour le monde des arts vivants.

Durant ces derniers 15 jours de résidence, nous avions toute la partie Verdière de La Coursive pour nous ; nous travaillions toute la journée au plateau avec nos danseurs et notre éclairagiste Olivier Bauer. Nous avons pu finaliser la création lumière et quasiment terminer Nos désirs. Comme coupés du monde, nous avons bien travaillé. Et vite.

De toutes les façons, il était inenvisageable que tout s’écroule à ce moment précis de la création, après deux années de travail comprenant le montage de la production, le casting, les recherches de résidences, etc. Nos Désirs font Désordre est une pièce qui nous tient extrêmement à cœur car elle parle du désir, de la place des libertés collectives et individuelles dans nos sociétés actuelles.

À La Coursive, tous les jours nous remercions … je ne sais pas qui d’ailleurs … de nous laisser créer, tout en ayant une pensée pour tous nos collègues qui n’ont pas eu cette chance-là. C’était un sentiment ambivalent.

Dans quel état d’esprit crée t-on en période de confinement ?

Le premier confinement nous a fait perdre de nombreuses semaines de travail ce qui est énorme sur une pièce de groupe. Cela nous a obligé à préparer de manière très précise ces 3 semaines de résidence. Reclus dans notre atelier, notre dramaturge Georgina Kakoudaki, Jonathan et moi-même avons trituré toutes nos idées, repensé les contextes. Nous avons aussi conçu une énorme fresque dramaturgique contenant beaucoup d’iconographie et de textes pour que nos danseurs soient plongés très rapidement là où nous souhaitions les amener.

Le re-confinement a incontestablement resseré l’équipe. Les danseurs étaient très à l’écoute de ce que nous leurs disions et du coup nous avons travaillé de manière très rapide et efficace : je n’avais jamais vécu cela. C’était un rêve éveillé de voir cette création prendre forme, de voir que deux ans de réflexion pouvait en si peu de temps concevoir une telle œuvre.

La pièce parle de l’enfermement des corps, des libertés contraintes. Elle fait étrangement écho à notre actuel quotidien…

Oui c’est vrai mais Nos désirs font désordre est une pièce qui a été pensée il y a maintenant deux ans. À n’en pas douter, son propos va prendre un nouvel élan avec le contexte actuel. Avec nos métiers, nous sommes amenés à beaucoup voyager. Nous avons vu en direct la montée de l’extrême droite dans de nombreux pays, démocraties européennes inclues. Nos libertés individuelles sont de plus en plus bafouées, nos désirs réprimés. Notre pièce dit tout cela. Je pense que nos sociétés contemporaines aiment mettre les personnes dans des cases et si tu débordes un peu de la case, c’est la panique totale. Et ce ne sont pas les réseaux sociaux, supposés « communautés » et « espaces d’expression » qui arrangent la situation.

Sine Qua Non Art peut, elle, difficilement être mis dans une case. Chacune de vos créations plonge le spectateur dans un univers singulier. Quel pourrait être cependant le fil conducteur de votre œuvre ?

Il est vrai que nous avons une production hétéroclite mais après 8 années de création chorégraphique, et si je dézoome, je devine un fil conducteur : ce sont les places de l’individu dans le groupe et de l’artiste dans le monde. C’est ce qui traverse chacune de nos créations, Nos désirs comprise … Cette pièce touche même à quelque chose d’universel. Elle devrait bousculer le spectateur.

Bousculer ?

C’est à dire qu’une fois que nous avons terminé la ligne dramaturgique de la pièce, nous nous sommes dits que nous ne pouvions pas en rester là.  La pièce s’articule en deux parties : la première est une traversée, un voyage au sein de la tragédie humaine avec tout ce qu’elle comporte de plus magnifique et de tragique. Avec de la colère, de la révolte et enfin de la résignation.

Il y a ensuite une bascule dans la pièce lors de l’arrivée des fleurs au plateau. Toute communauté résignée a quand même besoin de se projeter : en se fabriquant des nouveaux paradis, de nouveaux Dieux, rois, présidents, guides. Nous poussons cela au paroxysme avec l’arrivée de fleurs qui viennent revivifier les corps épuisés des interprètes. Les 5 dernières minutes de la pièce sont un ouragan de folie, d’amour, de générosité. C’est hyper cathartique. Je pense vraiment, et tant pis si cela est bateau de le dire, que ce qui manque foncièrement dans ce monde, c’est l’amour de ce que nous sommes, de ce que l’on fait … et on voulait vraiment terminer cette pièce sur cette note.

11 danseurs sont au plateau pour Nos Désirs. C’est la première fois que votre compagnie réunit autant d’interprètes au plateau (hors pièces de commande). Parlez-nous de votre distribution.

Nous avons auditionné il y a plus d’un an. Enfin je n’aime pas vraiment ce terme « audition ». En fait, suite à un appel à candidature, la compagnie a reçu 900 vidéos d’interprètes. Jonathan et moi avons fait une pré-sélection de 40 artistes que nous avons choisi de rencontrer, pendant deux jours, à Paris. Pour vérifier que les danseur-se-s pouvaient s’attacher au projet.

Et puis nous souhaitions un casting vraiment différent de nos précédentes pièces. Nous connaissons dans notre entourage de nombreux artistes fabuleux mais pour Nos Désirs nous voulions que la découverte de l’autre fasse partie intégrante du projet.

Sur les 40 artistes rencontré-e-s à Paris, 15 ont été retenu-e-s. L’idée était, à l’époque, de tous les intégrer au projet mais le Covid est passé par là et nous n’avons pas réussi à obtenir le budget nécessaire. Notre merveilleuse équipe compte en son sein le mystère et la force de l’Asie à travers la coréenne Hea Min Jung qui vit à Berlin, Alexander Miles Standard qui vient de Londres,  la chilienne Yasminee Lepe qui vit à Paris, Inès Hernandez l’espagnole, 3 français Colas Lucat, Sarah Deppe et Vincent Clavaguera qui vivent à Bruxelles. Sans oublier Lucille Mansas, vue chez Système Castafiore et Marius Moguiba d’une puissance incommensurable qui travaille avec David Bobée. Yohann Baran est le seul danseur que nous connaissions déjà pour avoir travaillé avec lui au Ballet du Nord, quand Olivier Dubois nous avait commandé une pièce.

L’alchimie a t-elle tout de suite fonctionné au sein de l’équipe ?

Lors de la rencontre parisienne, il s’était passé déjà quelque chose de très fort : en 48h, nous avions créé une communauté ! Après notre frayeur a été de se réunir en pleine période de pandémie. Un seul cas positif et toute l’aventure se terminait dans la seconde. Fort heureusement tout s’est merveilleusement bien déroulé et de se quitter à la fin de la résidence rochelaise fut une déchirure. On vivait tous ensemble dans cette bulle créatrice. Il n’y a pas eu une seule tension. C’est une expérience unique que je n’ai jamais vécue dans toute ma carrière. C’est à la fois jouissif et troublant quand tout se passe aussi bien car on ne peut s’empêcher de penser que ça va foirer à un moment.

Nos désirs font désordre est aussi l’occasion de travailler avec l’étonnant photographe Fabio Motta. Comment l’avez-vous rencontré ?

Depuis 2-3 ans, je suivais sur Instagram cet artiste brésilien dont le travail résonne fortement avec le thème du désir. Au moment de penser la scénographie de Nos désirs font désordre, j’ai montré à Jonathan le travail de Fabio qui a été séduit par son univers. J’ai donc écrit à Fabio en lui décrivant le projet. Il nous a tout de suite répondu, nous expliquant avoir souvent refusé de travailler avec des compagnies de danse mais que la manière dont j’avais exposé le projet lui donnait envie de nous rencontrer. Ce fut chose faîte en avril 2019 à Londres. Nous avons alors découvert le travail sur le corps qu’opère Fabio. Il nous a attaché, fleuri … et c’est là qu’on s’est dit : « Whoua c’est intense ». Cette expérience a aussitôt enlevé toutes les espèces de projections qu’on peut avoir quand on commence à parler de shivari. Oubliez le SM, le fétichisme : quand Fabio vous attache vous éprouvez des sensations d’un tout autre ordre. On se laisse embarquer. On s’aperçoit aussi que le corps, même attaché, même contraint, va toujours trouver des chemins pour bouger.

Fabio Motta propose une œuvre à la frontière de l’intime et du social, à l’instar de la photographe Nan Goldin. Il débarque chez des gens qu’il ne connait pas, il les attache, les bâillonne, les rend aveugle, les suspend, les fleurit, les prend en photos. Puis il s’en va. Nous avons fait le maximum pour qu’il soit présent sur les résidences malgré la fermeture des frontières pour raison sanitaire. Nous avons appelé la tourneuse de Lia Rodrigues, joint au Brésil la Chancellerie, le Consul, l’Ambassadeur … mais il fut impossible d’obtenir une dérogation. Nous avons peu d’espoir de le savoir à nos côtés pour la première à La Coursive mais il sera présent lors de la tournée la saison prochaine.

Propos recueillis par Cédric Chaory