manger – Boris Charmatz

Performance pour « papiervores »

Mastiquer, engloutir, déguster, ingérer, dévorer, mais aussi recracher, régurgiter… Les 14 interprètes de manger, la nouvelle pièce de Boris Charmatz, ne laisseront aucune miette. Munis d’une poignée de feuilles d’hostie-azymes (la référence religieuse liée au pain azyme, n’est ici que soulignée et non développée), ils questionnent le corps réceptacle transformateur de nourriture. Venus du public, puis éparpillés sur le plateau, les danseurs prennent le temps de se regarder et de regarder le public. S’instaure une relation entre eux et nous, un temps unique. Un temps de la représentation prenant là, une forme toute différente des formes habituelles de représentation de la danse dans un théâtre.

Avec manger, Boris Charmatz se sert du corps des danseurs et plus particulièrement de leur bouche qui avale, mâche, crache et chante pour le dédier à cet acte quotidien : manger. L’important ne semble pas tant ce qui est manger, que comment on le mange et quels changements s’opèrent lorsqu’on mange. Les danseurs après s’être installés, vont chacun à leur manière manger les feuilles qu’ils ont en mains, ou qu’ils ont posées au sol. Déchirer la feuille en lamelles, l’attaquer par le milieu jusqu’au froissement total, jouer avec pour se confectionner un masque, grignoter les coins, chacun y va de sa méthode. Autant d’appréhensions différentes de l’aliment qui donnent de multiples manières de se déplacer,  au tout début dans un espace restreint autour de soi, puis plus tard sur tout le plateau. Les bouches sont pleines, elles débordent. Les corps sont alors pris par des râles. Eructations, spasmes se font entendre. Le plein pousse au vide. Cette bouche gavée, incite le corps tout entier à se dégager, à expulser. Contorsionnés, déséquilibrés, affalés, les corps expulsent, vibrent. Surenchère à ce gavage collectif, les langues se délient. Les feuilles ne suffisant pas, chacun se lèche, se lape (on est dans le même rapport au corps et à la nourriture, que celui qu’ont les animaux), on se goinfre de soi.

A cet improbable banquet, manger c’est aussi chanter. Les danseurs complètement enclins à leur tâche, ne se privent pas de donner de la voix. Les deux actions seraient incompatibles ? Détrompons-nous. Durant toute la pièce, les interprètes traversent des matières sonores allant de Ludwig van Beethoven à Sexy Sushis, The Kills, Arcangelo Corelli à Aesop Rock, en passant par un texte du poète Christophe Tarkos « Le bonhomme de merde ». Pleine ou à moitié pleine, la bouche qui tout à l’heure éructait, crachait, ingurgitait, avalait, donne de la voix. Des chants liturgiques, rock s’en échappent et flirtent avec la matière. Mélodies, chansons, textes apparaissent. Ils sont l’occasion de duos, de canons, et créent ainsi de nouveaux espaces entre les danseurs. D’une proximité intrusive _ à l’image de ces duos où le corps de l’un au sol n’est que le support de l’autre, lui marcher dessus, l’écraser fait partie du jeu ; ou de cet amalgame de corps qui dans une roulade perpétuelle d’un côté à l’autre, entraîne d’autres corps _ à une séparation et un détachement revendiqué, les corps de manger sont autant traversés de matières physiques qu’ils ne traversent la matière elle-même. Matière qui au départ rappelons le n’est qu’une simple feuille blanche.

Performance gustative balançant entre excès et mesure, manger plutôt que de nous laisser sur notre faim, nous rassasie vite. Trop vite. La table géante à laquelle nous sommes conviés, prend l’allure, de certains repas dominicaux, interminable. Si la matière est intéressante, la forme qu’elle prend, finit par ennuyer au vu du temps dans lequel elle s’inscrit.

Fanny Brancourt, Théâtre de la Ville Paris (Décembre 2014)

©Ursula Kaufman