Myth – Sidi Larbi Cherkaoui

Ce que mon ombre et moi-même partageons...

Une grande bibliothèque où les personnages et leurs ombres se meuvent avec ou sans espoir. « On ne sait pas si les gens vont être envoyés au paradis ou en enfer, chez le médecin ou en présence d’un dieu, ou s’ils vont être renvoyés sur terre. C’est un espace à huis clos, un lieu fermé. Mais contrairement à mes décors précédents, celui-ci inclut une porte et n’est pas uniquement une paroi. » Telle est la description que donne le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui de Myth créée en 2006 et deuxième volet d’un triptyque incluant Foi (2003) et Babel (2010).

Le jeune et prolixe chorégraphe nous entraîne dans l’univers de la psychanalyse, des mangas japonais et de la musique ancienne. Le spectacle comprend, en plus des 14 interprètes, les musiciens de l’ensemble Micrologus. Ce groupe s’est constitué afin de faire redécouvrir la musique médiévale en Italie. 
Tous ces interprètes sont autant de personnages tentant de se confronter à leur ombre, d’y échapper quand elle se fait trop prégnante ou cherche à s’imposer à eux de manière brutale. Confrontation ultime pour s’en affranchir enfin. La nature animale et primaire de chacun s’exprime par son double. Les corps tentent d’extraire la dualité humaine et de la pousser dans ses retranchements. Paroxysme absolu entre matériel et spirituel, entre l’intuitif et l’actif, entre le tout et l’un. Sidi Larbi Cherkaoui envisage le manichéisme dans tous ses travers. Les personnages principaux : une vieille femme qui met au monde un fils qu’elle rejette, une jeune femme hystérique tirée à quatre épingles, un travesti égotiste, une jeune future mariée, un jeune homme qui se plaît là où il est, possèdent chacun leur ombre. Au début du spectacle, elles se font rampantes, tendres, dévouées. Les danseurs rentrent et sortent par des passages que l’on dirait secrets. Ils apparaissent et disparaissent sans qu’on ait toujours eu le temps de s’habituer à leur présence. Mais ils ne sont là que pour mieux révéler le mal et le bien qui nous constituent. Et si les personnages évitent ce contact avec leur double, avec leur part d’ombre, ces dernières se feront rappeler à leur bon souvenir. Les ombres-dansantes prennent alors de plus en plus d’espace, s’appuient sur le sol pour en émerger totalement et imposer leur verticalité. Quant aux personnages le rapport à leur ombre devenant pour certains insupportable, les corps s’affaissent, se ratatinent, expulsent. Dans cette lutte permanente, comment trouver le repos ?
La pièce de Sidi Larbi Cherkaoui exprime avec violence, sensualité, humour, la dualité qui nous habite et dont on ne finit jamais de se débarrasser. Les interprètes tous aussi singuliers les uns que les autres composent une mosaïque humaine dont la gestuelle est à son image. Les danseurs font preuve de virtuosité dans le rapport à l’espace, au sol et à l’air. Légers, souples, acrobatiques, puissants, sensuels et révoltés. Ils incarnent cet Homme animal qui par des artefacts de toutes sortes tente de cacher sa vraie nature. Il est parfois dur de se retrouver face à soi-même mais sans doute de cet état naîtra soulagement et libération. Alors chacun reprendra une place, peut-être sa place, celle où la conscience se tient un peu plus en éveil. 
Sidi Larbi Cherkaoui sait parfaitement mêler des univers gestuels et musicaux. Ce qui résulte de ces choix chorégraphiques est souvent surprenant. Les partis pris sont forts. Ils peuvent sans doute agacer certains comme susciter l’admiration d’autres. Ici réside la force de ce travail.
Fanny Brancourt – Grande Halle de la Villette Paris (Juin 2010)
©Koen Bros