Emanuel Gat : LOVETRAIN2020 à toute allure
ENTRETIEN : Succès public et critique, LOVETRAIN2020 d’Emanuel Gat poursuit sa tournée pour la troisième saison. Avec ses tableaux solaires, ses costumes flamboyants et ses corps vibrants, cette « comédie musicale » d’un nouveau genre emballe illico. Rencontre avec un chorégraphe qui a le succès modeste.
Après Pierre Boulez, Jean-Sébastien Bach, Nina Simone ou Awir Leon vous vous emparez de la pop rock très 80’s de Tears for Fears pour LOVETRAIN2020. Un choix de partition très étonnant pour une pièce de danse contemporaine ?
Comme pour tous les choix musicaux de mes créations, rien n’est prémédité ou ne résulte de recherches. Je tombe toujours par hasard sur un morceau qui suscite ma curiosité et enclenche la suite. Pour LOVETRAIN2020 ce fut donc un titre de ce groupe anglais, que j’écoutais ado, à savoir Sowing The Seeds of Love (1989). Je connaissais ce titre et quelques autres tubes de Tears for Fears mais le ré-entendre des années plus tard m’a fait prendre conscience de son étonnante qualité. Dans la foulée, j’ai alors redécouvert le répertoire du groupe. Je dois dire que chorégraphier sur du Tears for Fears est bien plus difficile que sur du Pierre Boulez !
On présente LOVETRAIN2020 comme « un flamboyant hymne à la vie et à l’amour ». Est-ce parce qu’elle a été écrite en pleine période du Covid ?
Nous avons commencé les répétitions de LOVETRAIN2020 en janvier-février 2020 donc avant que le Covid ne s’invite dans nos vies. Puis après ce fut une succession de contrariétés qui nous a empêché de finaliser sereinement la pièce puis de la créer au plateau, notamment à Montpellier en juin 2020. Nous avons vraiment pu tourner la pièce en 2021. Vous parlez de « flamboyant hymne à la vie et à l’amour » mais je nuancerai. Sur les 75 minutes que dure la pièce, il y a des passages relativement dark mais je crois savoir pourquoi vous dîtes cela : vous vous référez au final de la pièce, emprunt d’espoir dans son bel élan chorégraphique qui vous emporte mais je nuancerai vos propos. La musique de Tears for Fears aide en cela mais ça émerge de manière autonome, sans avoir été planifié. Quand j’entre en studio, je ne m’impose pas de thématique préalable : je me mets au travail un peu à vue, sans définir d’emblée pour la pièce en création une idée, un sujet, un thème …
Vous parlez de passages dark… il est vrai que la pièce est nimbée d’un sfumato omniprésent qui lui confère une ambiance inquiétante. Comment avez-vous travaillé ce clair-obscur ?
Je travaille depuis toujours à mes propres lumières. C’est un processus qui est parallèle et autonome à la composition chorégraphique. Ce processus se développe de pièces en pièces et résulte de ma propre réflexion sur la lumière au plateau. Ici je souhaitais développer un univers baroque qui siérait notamment aux costumes créés par Thomas Bradley. La lumière doit avoir sa propre musicalité, sa propre logique de l’espace aussi … puis je la fais se rencontrer au plateau avec la composition chorégraphique. Là encore rien n’est pensé en amont et ça forme un tout !
Les costumes justement. Parlons-en !
Pour la quatrième fois j’ai fait appel à Thomas, interprète de la compagnie, pour la création des costumes. Je lui ai donné deux consignes : qu’il crée séparément pour chaque interprète en tenant compte de leur envie, de leur personnalité et qu’il imagine des costumes type tenue de soirée, red carpet. Il est allé à l’extrême pour un résultat des plus épatants. Je lui fais toujours totalement confiance, lui laisse toutes les libertés pour ne restreindre en aucun cas son imaginaire.
C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit que je compose mes pièces avec mes interprètes. Dès le départ je distribue les responsabilités de chacun, expose le cadre, détaille le contexte. Une fois tout cela posé, l’équipe se sent libre et disposée à proposer. La liberté que j’insuffle est la conséquence des tâches et de consignes posées. Un échange de propositions et contre- propositions se met alors en place que j’orchestre au fur et à mesure. C’est un système que j’ai mis en place il y a maintenant une dizaine d’années. Je ne souhaite pas que mes interprètes soient des clones de moi-même, je veux qu’ils puissent s’exprimer, participer dès le départ à la composition de la pièce. Ce sont des artistes, pas de simples exécutants. Plus le geste émanera d’eux, plus il sera exprimé au plus juste, incarné.
La pièce met au jour toute une dialectique du collectif et du singulier…
Oui c’est la question centrale de mon travail. Tous les jours je compose avec un groupe ET avec des individus, j’essaye de comprendre les deux, les tiraillements entre. Je ne sais pas si nous allons vers un monde toujours plus individualiste mais ce qui est certain c’est que l’individu tend à être toujours plus effacé dans sa singularité que ce soit dans la société ou dans l’art. Je vois des propositions de créations qui réunissent des centaines d’interprètes et s’en félicite, etc … Mais je ne vois plus de visages, plus d’êtres dans cette masse. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Non, nous ne sommes vraiment pas dans une période où l’individualité brille.
Quid du nom de cette pièce : LOVETRAIN2020. On connait le soul train, impayable émission américaine mais le lovetrain ?
Ce mot est cité à deux reprises dans la chanson de Tears For Fears qui clôt le spectacle. Je trouvais que cela sonnait bien. L’image est vraiment puissante. Quant à 2020 je souhaitais l’accoler au titre pour que l’on se souvienne bien de cette année … mais vous me direz : comment l’oublier !
Roland Orzabal et Curt Smith du groupe Tears for Fears ont-ils vu la pièce ?
Le journaliste londonien du Telegraph m’a posé la même question la semaine dernière alors que nous jouions dans la ville la pièce. Je lui ai répondu que non et du coup il a glissé un petit message en forme d’invitation au groupe à la fin de son article. Ils ne sont pas venus pour autant (rires). De mon côté, nous avons forcément dû demander les droits pour utiliser leurs compositions. Un dossier a été rédigé expliquant toutes la démarche artistique, dossier qui a été validé par le management du groupe.
LOVETRAIN2020 cumule plus de 80 dates depuis sa création. Entre temps vous avez créé Act I&II et Traüme mais rien n’arrête ce train de l’amour … Comment expliquez-vous l’engouement pour cette pièce ?
Les pièces qui vous citez sont pour la première une pièce typiquement Covid 19 où la compagnie tournait en rond et souhaitait vraiment s’occuper en créant, pour la seconde il s’agit d’une commande du Festival de Salzburg qui fut jouée ensuite à l’Arsenal de Metz sans avoir réellement vocation à tourner. Le beau succès que remporte LOVETRAIN2020 apporte à la compagnie beaucoup de joie. Les réactions passionnées du public pour la pièce nous apportent beaucoup d’énergie … et nous en avons tellement besoin pour tenir le rythme de la tournée. Cela nous pousse à poursuivre l’aventure. Je pense d’ailleurs que LOVETRAIN2020 a encore beaucoup de public à rencontrer. C’est tant mieux pour la compagnie qui est cependant en ce moment même occupée à la création de la prochaine pièce. Elle sera dévoilée en juin 2024.
LOVETRAIN2020 a reçu le prix du Meilleur spectacle de danse de la saison 20-21, énième récompense pour votre compagnie. Comment recevez-vous ce genre de prix ?
C’est une marque de reconnaissance qui fait forcément plaisir mais je prends une certaine distance avec les récompenses car je garde en tête que dans une carrière, il y a des pièces qui remportent l’adhésion et d’autres qui sont boudées, à tort ou à raison.
Propos recueillis par Cédric Chaory
©Jubal Battisti
Une pièce à découvrir les 18 & 19 décembre à La Coursive, Scène nationale de La Rochelle
LOVETRAIN 2020 – 23/24 – La Coursive Scène Nationale La Rochelle (la-coursive.com