O FUTURA E ANCESTRAL – Sine Qua Non Art

De corps, de paillette et de béton

En ouverture d’O FUTURO É ANCESTRAL la chapelle du CCN Mille Plateaux s’improvise espace muséal. Y sont exposés trois corps inertes – telS des gisants posés sur un amas de parpaings, dans un équilibre précaire. On imagine la position inconfortable, on comprend là l’exposition d’un désastre passé ou à venir.

Dans une relative pénombre, sur un fond de musique noise, le public se déplace en masse compacte, allant d’un corps à l’autre. Ce cheminement le dirige vers Christophe Béranger, co-chorégraphe de la création. Il est allongé et entièrement nu comme ses acolytes; Fabio Motta, plasticien, lui pose de fines perles de plastique colorées sur le torse. Les gestes sont précis, l’homme concentré. Ce rituel prend fin et déjà s’animent les sculptures humaines réagençant le vaste espace de la nef. Leurs corps se meuvent péniblement au sol, puis au fil de reptations naît l’amplitude des mouvements. Alors que la musique s’intensifie, les interprètes – également masqués, comme aveugles – viennent à frôler les spectateurs. La gêne est palpable : qu’est-ce donc que cette performance énigmatique ?

Après avoir errés longuement parmi le public, les trois interprètes se regroupent pour dérouler un long tapis noir. C’est là qu’ils entreprennent construction et déconstruction inlassables de cités. Les dizaines de parpaings qu’ils n’ont de cesse de déplacer tout le long de ce black carpet mystique s’amoncellent pour édifier là un temple maya, là un comptoir colonial, plus loin une mégapole capitaliste telle Sao Paulo … fugaces civilisations qui ont été ou seront immanquablement annihilées. Sous nos yeux défile l’histoire de la désintégration des sociétés passées et actuelles. Certains ont cours aujourd’hui même : Gaza, novembre 2023, croulant sous les bombes. Tas de poussières, océan de larmes et de sang.

Les trois colosses aux pieds d’argile n’en démordent cependant pas. Vulnérables et puissants à la fois, ils bâtissent et rebâtissent tel Sisyphe. Même chaussés de parpaings, ils poursuivent leurs efforts. Il faut d’ailleurs saluer ce passage particulièrement éprouvant de la performance où, unis dans l’épreuve, Christophe, Jonathan Pranlas-Descours et Felipe Vian (danseur phare de la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues) évoluent avec grâce, lestés d’une dizaine de kilos aux pieds. Geste lents, gestes lourds, nos Hercules emperlés nous posent des questions : et si nous donnions le temps au temps, si nous jouions l’entraide ?

A la toute fin d’O FUTURO É ANCESTRAL, nous les retrouvons plus que pieds et poings liés, leurs corps désormais emmêlés et entravés par les liens de Fabio Motta – spécialiste de l’art du shibari japonais. Ses fines cordelettes auront eu raison de leurs idéaux, réduits à champs de ruine sur lesquels reposent leurs corps. Pour que nous observions mieux l’étendue du désastre, Fabio place savamment des projecteurs sur les corps inertes. L’image est belle et dérangeante.

O FUTURO s’annonçe « comme une ode au besoin de décélération de notre monde et à la lenteur de l’humanité ». C’est réussi. Elle entend proposer aussi une tentative de réinvention du « lien, pour montrer la force de ceux qui unissent, nous tous ». La dernière image peine à incarner cette réinvention. Comme une fin de monde, je n’y entrevois que désolation. Sur les peaux diaphanes ont beau scintiller les perles multicolores (l’image est saisissante) : de leur tombe de béton ce trio d’hommes envoie un signal mortifère : « nous courons à notre perte » en même temps qu’un appel d’urgence : « Wake up ! »

Dernière pièce du triptyque constitué de Desire’s series #1 (2020) et Nos désirs font désordre (2021), O FUTURO É ANCESTRAL (2023 – Lauréat de Cruzamentos en 2022) prouve si nécessaire que le duo Sine Qua Non Art n’est jamais aussi bon que lorsqu’il manie art visuel et performance conceptuelle (pensons à Exuvie en2013, coup d’essai et coup de maître). Visuellement onirique, questionnant à la fois la folie des hommes et le collapsus écologique en cours, ce parcours chorégraphique immersif, quintessence de leur univers artistique, était présenté, mi-octobre, à l’occasion de la soirée des 10 ans de la compagnie. Les artistes rochelais étaient émus de pouvoir le présenter, à domicile. Depuis ils ont débuté (à La Coursive, scène nationale rochelaise) les répétitions de leur future création, ambitieuse pièce qui réunira 15 interprètes au plateau: CATCHING LIONS NEEDS A THOUSAND DOGS. Les fauves entendent rugir pour les 10 prochaines années au moins.

Cédric Chaory

©Aura Dance Festival

sinequanonart.com