Quand le corps se mue en témoin politique…
Le collectif (LA) HORDE, à la tête du Ballet national de Marseille, et l’ensemble de danse folklorique géorgien Iveroni rendent compte dans Marry me in Bassiani de l’état des libertés individuelles en Europe de l’est. Grâce à un mélange savamment dosé de longs silences et de techno assourdissante, d’enchainements tous plus rapides les uns que les autres et de ralentissements maîtrisés, de tradition et de modernité, le spectacle prouve que la danse peut être un outil revendicateur social puissant.
Le Bassiani est en fait un night-club de la capitale géorgienne Tbillissi. Accessible depuis 2014 aux amateurs d’abandon de soi et de nuits aux rythmes effrénés, ce club s’est installé en centre-ville dans ce qui était à l’origine une piscine, sous le stade Boris-Paichadze qui accueille les matches de football du club local. Les longs corridors obscurs et les salles étouffantes de ce sous-sol sont devenus un lieu incontournable sur la carte du monde de la nuit, autant pour les DJs que pour les danseurs, qui le plébiscitent et affluent des quatre coins du globe et surtout des pays voisins, Arménie, Azerbaïdjan, Russie et Turquie. Un label musical y a d’ailleurs été créé. En outre, le plus remarquable est le contexte politique et social dans lequel la naissance symbolique du Bassiani a lieu. La société géorgienne, tout enserrée qu’elle est dans des carcans post-soviétiques, malgré des avancées récentes en la matière, exprime encore une certaine réticence à l’idée d’une ouverture des mœurs sociaux et sexuels. Être amateur de techno et d’électro en Géorgie peut s’avérer difficile. Être amateur de techno et d’électro et assumer ses orientations sexuelles l’est encore plus. Fortement marquée par la culture religieuse orthodoxe, comme sa voisine la Russie, la Géorgie, où le premier ministre Mamouka Bakhtadze détient l’essentiel des pouvoirs, n’offre que trop peu d’espaces de libertés et d’expressions à ses jeunes. Le Bassiani est un de ces lieux et est ainsi devenu un symbole d’émancipation sociale et politique, par la danse et la musique. Le besoin de s’exprimer, par tous les moyens, est plus fort que toutes les formes de répression, morale ou physique. Preuve en est, en mai 2019, arrestation et descentes policières au Bassiani n’ont pas empêché ses habitués de protester devant le parlement géorgien. La force politique et sociale de la danse et de la musique était portée au grand jour, sur la place publique et non en souterrain.
Quels rapports cependant avec la mise en scène de (LA) HORDE ? Beaucoup. Tout d’abord, la danse traditionnelle. L’ensemble folklorique Iveroni, paritaire, fait vivre avec brio les mouvements chorégraphiques traditionnels géorgiens apparus au début du siècle dernier. Ici, ce sont des pas rapides, sauts aériens et mouvements gainés de ronde, accompagnés de cris et de musique traditionnelle. Les pieds sont enlacés dans de grandes bottines de cuir noir et les costumes mêlent modernité et éléments plus classiques. Les athlètes nous laissent bouches bées. Par ailleurs, le déroulé du spectacle et la narration sont construits en résonance avec la situation actuelle d’une nation grandissante tiraillée entre futur et passé.
C’est ainsi que dans un premier temps, la célébration d’un mariage, puisque c’est de cela dont il s’agit, semble respecter les conventions. Tous les invités ont un rôle précis à jouer. Le défilé est respectueux des coutumes et le maître de cérémonie veille au bon ordre des opérations. Puis, le silence. Long. Inhabituel sur scène. Celui de la société géorgienne ? Des déviances s’installent dans les mouvements, lents et plus désorganisés. Une tête est coupée. Les statuts (sociaux ?) sont chamboulés. L’on comprend que le mariage vacille. Enfin, l’explosion. Au silence succède une techno presque assourdissante. La chorégraphie s’accélère. Les pas deviennent des courses. Il faut fuir. Ou rester pour ramasser et traîner des corps. La scène s’embrase dans un ballet bouillant, dont les logiques sont loin d’être évidentes. Mais nouveauté et ancienneté, tradition et innovation, ordre et désordre, s’unissent pour créer un manifeste vivant et revendicateur. C’est précisément ce que réussit à faire Marry me in Bassiani : incarner des problématiques politiques par des corps en mouvement. Quoi de plus réconfortant alors que de constater que l’art chorégraphique et scénique est un outil de revendication et d’expression au goût du jour, éloquent ?
Si Marry me in Bassiani nous surprend et nous interpelle, le travail de (LA) HORDE est souvent de la même veine. Ce collectif, composé de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Artur Harel, s’est fait une spécialité du mélange de genres et c’est ce qui les a menés à la tête du Ballet national de Marseille en septembre dernier. Les trois jeunes artistes, réunis depuis 2013 et venant d’horizons artistiques différents, utilisent une diversité de médias pour supporter leurs gestes chorégraphiques rafraîchissants, de la mise en scène classique à la performance, en passant par le film. Marry me in Bassiani (2019), To Da Bone (2016), Chris (2018), The Master’s Tool (2017), Bondy (2017) et d’autres créations visuelles encore, malgré leurs diversités de formats et de supports, ont en commun d’augmenter les possibilités qu’offre la danse.
Paul Hubert
Crédit photo: Gaëlle Astier Perret