La contreclé : le chant du pur néant par La Tierce

Dans la chapelle Fromentin, centre névralgique du centre chorégraphique rochelais où il tisse ses liens depuis 2022 jusqu’à la fin 2025, le collectif La Tierce a donné vie à sa Contreclé, une création où les arts se frôlent, où les présences absentes murmurent, où les temporalités s’entrelacent, offrant au regard la beauté secrète d’un poème médiéval signé Guillaume d’Aquitaine et éveillant l’imaginaire en silence.

Il est rare qu’un spectacle contemporain sache, dès sa première seconde, annoncer son propre mode d’apparition. La contreclé de La Tierce le fait pourtant avec une économie de moyens si nette qu’elle en devient presque provocante. Un rideau vert — un vert franchement inadmissible selon les superstitions théâtrales, pleinement assumé selon les logiques du cinéma — s’impose d’abord comme un panneau d’essai. C’est une surface d’attente, un écran d’absences. Rien encore n’advient, mais déjà tout s’incline vers l’idée d’illusion.

Puis un homme entre (Kilian Madeleine, tailleur de pierre et ici danseur convaincant). Marteau, burin : les attributs du réel. La pierre, elle, manque. Ce qui se donne à voir est un écart. Ou, mieux encore, une méthode : travailler avec ce qui n’est pas là. Le bruitage, d’une précision presque chirurgicale, ne suit pas la logique du corps mais celle d’un souvenir. Le geste et le son vivent séparément — et c’est précisément dans cette dissociation que la pièce trouve son premier point d’appui esthétique. Chez La Tierce, la présence se cultive souvent par la manière dont elle se soustrait.

On nomme ensuite les interprètes, détaille la note d’intention. On pourrait croire à une transparence un peu affectée ; en réalité, il s’agit d’une stratégie d’éclairage oblique. En exposant l’artifice, La Tierce installe une lisibilité qui ne vise pas à rassurer, mais à préparer l’étonnement. Ce préambule encadre une œuvre qui, tout du long, maintiendra avec constance une zone de trouble — ce terrain où la compagnie excelle, et qui devient presque sa signature : le réel et son double, côte à côte, sans qu’on ne sache jamais lequel précède l’autre.

Je fais un chant de pur néant :
il n’est de moi ni de nul autre,
il n’est d’amour ni de jeunesse,
ni de rien d’autre,
puisqu’il fut trouvé en dormant
sur un cheval.

(Guillaume d’Aquitaine (1071 – 1126), traduction de Katy Bernard)

Le poème de Guillaume d’Aquitaine, « chant de pur néant » et clé de voute de la pièce, agit alors comme une sorte de basse continue, une voix venue d’un XIIᵉ siècle qui n’a jamais cessé de respirer. La Tierce n’utilise pas la référence médiévale comme décor mais comme partenaire : le troubadour Guillaume demandait une « contreclé » à son chant ; le spectacle répond. Et répond moins par mots que par gestes, comme si la chorégraphie était la forme la plus juste de la réplique.

Cette réplique prend d’abord la forme d’un solo — celui de Sonia Garcia, délicat et exact, d’une inflexion torturée qui malaxerait les pas baroque et occitan. On note la précision des suspensions, la netteté des arrêts, ce mélange rare de réserve et d’intensité qui permet à chaque micro-variation de se charger d’une densité inattendue. Plus tard ce sera sa voix démultipliée qui charmera , réfractant et brouillant encore plus sa silhouette. Et une fois encore, les frontières du visible et de l’audible.

L’humour — toujours discret dans le travail de La Tierce — surgit ensuite avec une maîtrise remarquable. Charles Pietri, magicien approximatif mais magnifiquement calibré, fait apparaître des pierres d’un sac vide. Le geste est simple, mais sa perfection rythmique le transforme en un moment de jubilation réelle. Il ouvre un autre versant de la pièce : l’art qui se construit avec le public, non par nécessité pédagogique mais par complicité intuitive. Comme dans les spectacles de troubadour, La contreclé entend distraire avec force danse, chant, théâtre et acrobaties. Même les costumes semblent définir vaguement des archétypes entre queue de pie réinventé et ersatz de traîne en tulle. De l’esquisse toujours.

Vient le duo entre Séverine Lefèvre et Killian Madeleine. Leurs mouvements, partagés comme une langue intime, se répondent sans jamais se confondre. Leurs rotations, leurs spirales contenues, leur écoute mutuelle produisent une forme d’équilibre à deux — une gémellité non pas mimétique mais accordée, qui émeut.

La lumière (signée Serge Damon) constamment en demi-teinte, sculpte l’espace comme une matière mouvante. Elle promet parfois une révélation — l’ouverture du rideau vert — et offre finalement une obscurité profonde. C’est l’une des grandes intelligences de La contreclé : elle installe des attentes pour mieux dévier leur trajectoire.

Après rondes de joies et musiques « air-jouées », la fin apporte un recentrement : Charles Pietri traverse la scène comme on traverse une pensée trop vaste. Quelques objets demeurent — un luth, un foulard, une pierre — non comme reliques mais comme indices que la pièce refuse obstinément de résoudre. Cela fait partie de sa rigueur : ne jamais fermer ce qui a été ouvert.

Ce que La contreclé accomplit tient dans une tension rare : un minimalisme qui ne cède jamais à la pauvreté, une délicatesse qui ne glisse jamais vers le vaporeux, une lenteur qui n’est jamais inertie. Dans un paysage scénique qui aime souvent saturer, démontrer, affirmer, La Tierce choisit — avec une constance presque politique — de désaturer, d’aérer, d’ouvrir.

On ne sort pas avec une réponse, mais avec une modalité d’attention renouvelée. Non pas une clé, mais, comme l’indique le titre, son envers : la contreclé, ce petit morceau qui révèle non la serrure, mais le fait même qu’il y avait une porte. La contreclé n’est pas une œuvre que l’on comprend. C’est une œuvre que l’on fréquente. Et, comme souvent chez La Tierce, elle vous accompagne plus longtemps qu’on aurait cru possible.

Cédric Chaory © Louison M Vendassi

Vu au CCN Mille Plateaux, le jeudi 11 décembre 2025 / tournée : le 27 mars dans le cadre du festival Art Danse au Dancing, Dijon; le 30 mars dans le cadre du festival A CORPS au TAP, Poitiers.