« Jusqu’à la nuit » de F. Le Goff : cérémonial pour fantômes

Fiona Le Goff annonce dès les premières secondes le cadre de sa traversée : elle va convoquer ses fantômes. Une déclaration frontale, presque sèche, qui oriente immédiatement la lecture. Le plateau nu devient alors un terrain d’écoute. La danseuse entre en rouge vif, silhouette compacte, baskets Adidas bien attachées, comme prête pour un terrain de sport intérieur.

Elle frappe dans ses mains. Le geste, d’abord sec, glisse vers un rituel discret, presque chuchoté. Le hip-hop qui marque ses débuts de phrase, nourri de krump, perd sa tension habituelle. Le mouvement s’arrondit, se replie, s’approfondit. La performance bascule ainsi d’un vocabulaire frontal vers une zone de fragilité assumée. Le Goff retire ses chaussures, soigne les lacets — détail qui revient comme un leitmotiv — puis plie son survêtement rouge. Elle prépare l’espace comme on prépare une pièce intime, sans ornements, avec une attention presque domestique.

La voix off — la sienne, légèrement déplacée — accompagne chaque geste. Elle parle de ces convives intérieurs que sont les deuils, les failles, les épreuves. Elle dit n’avoir « rien prévu », sinon la scène. Ce dénuement est trompeur. Très vite, la danse compose avec les courbes, les suspensions, les ruptures, les saccades hip-hop et même quelques éclats acrobatiques. Une écriture hybride, posée, qui s’ouvre véritablement lorsque la musique passe aux cordes. Le corps gagne alors en densité. La lumière l’attrape, large et franche, révélant une autre face du mouvement, plus intérieure, presque charnelle.

Le basculement visuel arrive avec les fumigènes. Le brouillard se densifie. Les couleurs saturées — vert, violet, rouge — avalent peu à peu la figure. Le Goff se dissout dans une atmosphère rendue presque opaque. On perd sa silhouette, on retrouve une présence diffuse. C’est là que les fantômes annoncés semblent enfin trouver leur place, non pas figurativement, mais comme une modification sensible de l’espace.

La danseuse passe à la régie, éclaire la salle, puis le plateau. Elle devient maîtresse de cérémonie, installe sa table de commande, ajuste, déclenche, organise. Elle construit une sorte de réception sans convives visibles. Ses gestes minutieux, son jogg plié, ses chaussures rangées composent un décor discret, fragile, vite bousculé par ce qu’elle déclenche elle-même.

Un moment retient particulièrement : un spot surgit sans qu’elle l’ait allumé. La lumière la saisit, l’enferme un instant. Elle résiste peu, continue, reprend. Le plateau, saturé de brume et de faisceaux, se transforme en paysage mouvant. Elle danse encore, portée par une énergie qui semble la déborder. Les frontières entre l’intime et le scénique deviennent floues.

Rien ne se résout. Jusqu’à la nuit s’épuise plutôt qu’il ne se clôt. Il laisse derrière lui une impression de cérémonie inachevée, traversée par des présences qu’on ne nomme pas. Une danse qui cherche, expose, organise puis désorganise, jusqu’à ce que l’espace lui-même prenne la main. La nuit n’est pas la destination : c’est la matière dans laquelle elle consent à entrer.

Cédric Chaory

© MC MONIN

Vu au Centre d’animation de Beaulieu le jeudi 27 novembre.