
Tentative sensible de reconfiguration du regard et du plaisir
Présentée aux Hivernales dans le cadre de la Sélection Suisse au Festival Off d’Avignon 2025, TURN ON de la chorégraphe suisso-marocaine Soraya Leila Emery fait exploser les frontières entre scène et salle pour questionner le plaisir féminin à travers une expérience participative et sensuelle. En invitant le public à entrer dans l’espace du jeu, la pièce renverse les codes de la représentation et propose une réappropriation joyeuse et politique du regard sur les corps.
Sur le plateau, un monticule de coussins rose layette, aussi incongru qu’accueillant, dresse un totem mou du féminin. Ce n’est ni décor, ni installation : plutôt une topographie affective, un territoire malléable où va se jouer une rencontre. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans TURN ON, création de la chorégraphe suisso-marocaine Soraya Leila Emery : créer les conditions d’un autre regard, d’un autre rapport aux corps – notamment ceux des femmes, racisés, en mouvement.
Dès les premières secondes, le dispositif performatif est posé. Les trois interprètes – Soraya Leila Emery, Léna Sophia Bagutti Khennouf et Donya Speaks – circulent dans la salle. Elles s’adressent au public individuellement, avec douceur, bienveillance, mais aussi précision : « Puis-je te toucher ? », « Tu veux bien me donner la main ? », « Accepterais-tu que je m’allonge à côté de toi ? » Le consentement devient ici un protocole chorégraphique, un pré-geste chargé de sens. Il prépare la scène comme un espace partagé, un espace relationnel où la danse ne s’impose pas, mais se négocie. Un peu plus tard, on y partagera des bonbons. Expérience aussi gustative que sensuelle dans la bouche sucrée de l’interprète…
Dans cette première phase, la pièce touche une zone rare de la danse contemporaine : celle du partage actif, du trouble doux, du corps comme medium de lien. Le spectateur est convié, mais jamais pris à partie. L’interaction est subtile, jamais forcée. On entre dans l’œuvre comme dans une chambre feutrée, mais éveillée : attentive aux affects, aux récits inscrits dans les corps, aux tensions diffuses entre désir, regard, contrôle et abandon.
Lorsque la danse émerge, elle vient en continuité. Une danse dense, engagée, sensuelle et sportive, nourrie d’ondulations, de glissements au sol, de poses lascives déjouant les stéréotypes. Loin d’une esthétique de la provocation, TURN ON joue sur l’ambivalence : celle de l’exposition, du regard, du pouvoir. Les corps se montrent, mais ils se dérobent à la consommation. L’image de l’odalisque, convoquée puis retournée, devient le symbole d’une réappropriation : « Les odalisques se réveillent. »
Mais c’est précisément là que la pièce connaît un infléchissement. Ce qui s’était amorcé comme une écriture fine de la relation glisse peu à peu vers une accumulation de gestes dont la force physique tend à masquer la faiblesse de la composition dramaturgique. La danse devient démonstrative, presque survoltée. À trop vouloir faire vibrer le plaisir, elle finit par l’épuiser. Ce que l’on gagne en intensité, on le perd en lisibilité. Comme si l’énergie brute venait prendre la place de l’élaboration formelle. Dans un tout autre univers, c’est précisément ce qui a flingué l’épuisant et vide de sens DIVE d’Edouard Hue, joué à La Scala dans ce même OFF.
Pourtant, on ne saurait réduire TURN ON à cette dérive. Car au-delà de ses fragilités – parfois structurelles – la pièce affirme une nécessité politique et poétique. Elle inscrit dans le champ de la danse contemporaine des corps et des récits encore trop souvent marginalisés. Elle propose une écoute, une attention, une inscription du féminin dans une cartographie mouvante du sensible. Elle interroge, sans jamais l’asséner, la question du plaisir comme enjeu esthétique, éthique et politique.
Il y a dans ce travail une générosité indéniable, une volonté de réparer par le geste, de mettre le corps au service d’un dialogue intime et public à la fois. Et s’il reste à affiner la dramaturgie, à épurer peut-être l’écriture du mouvement, TURN ON reste une tentative précieuse : celle de faire de la scène un lieu d’émancipation douce, de reconquête, de désir qui pense.
Cédric Chaory
© Gregory Batardon
Vu le 16 juillet aux Hivernales CDCN Avignon – Festival OFF.