1KM DE DANSE

Le Centre chorégraphique national rochelais MillePlateaux a orchestré la deuxième édition du 1KM de danse, formidable marathon chorégraphique qui réunit professionnels et amateurs sur quatre scènes installées au cœur du Vieux-Port. Cet événement festif, initié par le Centre national de la danse de Pantin depuis 2022, franchit une nouvelle étape en 2025 : il s’élargit à dix villes françaises, contre seulement trois l’an dernier. En s’inscrivant une seconde fois dans le Sud-Ouest, La Rochelle confirme son rôle de cité régionale de la danse contemporaine, offrant à tous, gratuitement, moult spectacles d’une danse plurielle, vibrante et ouverte.

La Rochelle. Les pavés vibrent encore du disco queer de la veille où s’est déroulée la Marche des Fiertés, et déjà ça recommence. 14h. Bim bam. La Grosse Horloge sonne — rituel sonore — cloche urbaine, claque temporelle. Si t’étais perché tout là-haut, t’aurais une vue imprenable sur le Vieux Port qui s’étale en quadriphonie : quatre scènes dédiées à la deuxième édition rochelaise du KM de danse, quatre bouches ouvertes sur le corps dansant de la ville. 14h et ça grouille déjà : touristes qui mitraillent, locaux qui râlent, restaurateurs qui exultent, les serveurs suent, le tout dans une carte postale frictionnelle.

Quai Valin, Grosse Horloge, Tour de la Chaîne et Balade Jean Foulquier, telle est la topographie chorégraphique. Familles élastiques. Étudiants débraillés. Retraités qui ont tout vu. Gens de Mireuil, gens de La Genette, enfin mêlés — l’espace d’un groove. Une fois n’est pas coutume, la mixité sociale s’opère telle une petite utopie dans une ville bien trop figée à mon goût.

Sur la scène de la Grosse Horloge, Martin Gil lance l’onde avec une murga porteña. Un carnaval d’ailleurs, ici importé et franchement explosif. C’est chant. C’est percu. C’est sueur. C’est satire. Ça chaloupe, ça rebondit, ça ricane. Sous les pavés, y a Buenos Aires. Ils arrivent les participants à cet échauffement collectif, ils s’y mettent. Les enfants — boules de nerfs. Les mamies — rigides mais joueuses. Les jeunes hommes — muscles timides. Une jeune femme — rose fluo et diadème de plastique, sûrement EVJF. Une jeune adulte handicapée qui entre dans la danse comme on entre dans l’eau : sans prévenir. Tous répètent les pas. Plus ou moins dedans. Plus ou moins heureux. Mais on s’en fout. C’est le collectif qui gagne, c’est l’énergie qui monte. Une tradition qui a résisté aux bottes militaires, et qui ressurgit ici, entre deux terrasses bondées, grâce à un Argentin aux yeux vifs et aux jambes magnétiques.

A la suite de cet entremet, Linda Hayford entre, silhouette fragmentée et regard laser. C’est une faille dans le réel qui se nomme Processing #11. En fait ce n’est pas une entrée mais une apparition. Elle marche, non : elle glisse — pas tout à fait fluide, pas tout à fait brisée. Corps à la fois tenu et flanchant. Un animal pensif. Une machine en dérive. Une femme. Une archive. Elle porte des danses comme d’autres portent des cicatrices. Popping. Locking. House. Funk. Hype. Battle-style. Ça défile à l’intérieur. Pas en citation : en mutation.

Le sol, elle le déjoue. Elle y écrit en tremblements et en micro-mouvements, toujours en maxi tensions. Les doigts parlent, les poignets crient, les bras sont des encres. Ça shift, ça pop, ça fond, ça grésille. Le corps passe d’un état à un autre comme on traverse un rêve. Et dans ce rêve, les émotions ont des textures : une colère filandreuse, une mélancolie saccadée, un désir métallique. Elle est plusieurs et c’est un être hybride. Une créature en devenir. Pas un monstre — une chrysalide sans fin. Elle bouge comme si elle cherchait à s’échapper d’elle-même tout en restant bien ancrée dans sa cage corporelle. Un bras qui flotte, un poing qui cogne, une hanche qui renonce, un genou qui supplie.

Et cette précision ! Chirurgie du sensible. On n’est pas dans l’ornement — on est dans l’autopsie de l’instant. Chaque transition, chaque entre-deux devient matière à jouissance esthétique. Elle ne danse pas entre les postures — elle est la posture du passage. « Shifting Pop » c’est son invention à Linda. Son langage, son cri en code binaire. Ce n’est plus une technique, c’est une métaphysique : l’art de devenir sans jamais se figer. Elle nous dit : l’identité est instable, et c’est une chance. Elle nous dit : le corps est un terrain de science-fiction. Elle nous dit : danser, c’est muter dans une lente combustion de soi.

Sur le quai Valin, une vibration. Un battement. Des corps en cercle, des femmes, et l’Afrique qui s’imprime sur le praticable. Elles frappent la terre qu’elles ont choisie ou qui les a choisies. Ablaye Baye, de l’association Dissou La Rochelle, en proue de navire, guide aux tambours, maître du passage entre les mondes. Ce n’est pas un concert, non. C’est une invocation. Par chaque femme avec son doum doum et ses baguettes en prolongement du bras, de l’intention, de la mémoire musculaire ancestrale. Danse, chant, rythme : un trépied mystique. On nous glisse un murmure qu’il s’agit d’une “connexion à la terre africaine”… mais c’est déjà fait, on y est, pieds nus ou pas, le sol vibre sous nos semelles.

Et puis voilà – changement de climat, de registre, de géographie intérieure – c’est le Pays basque qui entre, sans fracas mais avec toute la densité des cimes, des brebis, des brouillards qui lèchent les rochers. Bilaka. Un mot qui claque et qui coule. Un collectif, oui, mais surtout une constellation de regards, de gestes, de chants non parlés. Basaide. Comme un souffle d’altitude. Ça vient des montagnes de Soule, mais ça s’insinue en nous, ça pique la peau, ça appelle le vertige. Leurs corps ne dansent pas, ils se souviennent. Eneko Gil en chef d’orchestre d’un rite d’aujourd’hui, fouille dans les gestes anciens comme on remue une braise. L’écriture chorégraphique, là, ce n’est pas du papier, c’est du muscle. Du poumon. De la pierre.

Pas besoin de mots – les aigles, les chocards, le silence animal, tout est là dans l’extension d’un bras, le frisson d’une nuque. L’homme minuscule face au ciel. Mais l’homme danse. L’homme persiste. Et dans cet insistance, une forme d’héroïsme doux. Ils tournent, ils avancent ces prodiges de Bayonne. Guernika, Bepzeran, et aujourd’hui ce Basaide, œuvre des débuts créée pour la rue, en pleine lumière. Bras ouverts, regards au sol, têtes au vent, les danseurs deviennent tectoniques. Gravité, mais aussi grâce. Lutte, mais aussi lien. Il y a du sacré là-dedans, du sacrifice doux, du soutien collectif comme une utopie incarnée.

Du collectif au solo, il n’y a qu’un quai à traverser. Retour donc à la Grosse Horloge où Volmir Cordeiro fait face au bateau qui tanguent. Outrar, un solo de 30 minutes, s’ouvre dans l’arène – au grand air, nu, brut, généreux. Volmir Cordeiro en est l’unique moteur : un corps en chantier, une voix sans paroles, un poème hybride de tissus, de peaux, de souffles. C’est une réponse qui déferle – une lettre-ballade reçue de Lia Rodrigues, mais la sienne, viscérale, à vif, comme un appel jeté sous un ciel changeant.

Je vois Volmir fouiller sous ses couches : tissus froissés, couleurs qui « explosionnent », visages multiples surgissant comme des cavernes. Il danse la douleur comme on danse l’espoir ; danse la joie comme on danse la nostalgie. Le mot « Outrar », tout droit sorti de Pessoa, claque : devenir autre. Il est là, entre deux mondes, entre confinement et explosion d’altérité, entre un Brésil isolé et un Brésil d’Europe. Le solo devient missive transatlantique : un cri électrique qui traverse la distance ; une piqûre d’imaginaire et de liberté.

On sent cette ambivalence bouillonnante – un désir contrarié, un cœur en fête et la tête pleine de mélancolie. Le geste explose : clown, sirène, ombre et lumière. Dans l’anarchie des mouvements, dans le jeu, dans le rire, Volmir nous ordonne : « Ne restez pas fixés – bougez ! Changez ! Soyez autre ! ». C’est une célébration, un rituel d’altérité qui fissure l’immobile, qui désosse les frontières. Il convoque l’air, le feu, la terre – ce volcan qu’il porte en corps, en nom de sa compagnie Donna Volcan. Comme un chercheur-poète, comme un chaman métaphorique, il libère les marges dansantes, il fait du solo un manifeste. Outrar dépasse, transgresse, se fait lien sensible entre le geste et le spectateur, entre les continents, entre la joie et la nostalgie – mais surtout, entre l’autre et soi.

Avec cette pièce, Volmir invite : glissez-vous dans le trouble, reliez-vous au commun, laissez votre clown intérieur jaillir, et infectez le monde de votre propre exubérance transformée – devenez autre pour toucher l’humanité. Voilà ce que la danse peut faire : nous refaire, par surprise, par brèche, par éclat.

1km de danse, ça use, ça use

Sur ce pavé, on traîne les corps et les élans, on croise des amateurs fous de danse, des pros qui s’élancent, des univers entiers qui s’entrechoquent. Ça fourmille ET tout s’emmêle pour créer la totale surprise. «On ne cloisonne rien: pas de scène chorégraphique réservée à tel style; on mélange pour piquer, pour réveiller le public», souffle Alexandre Bourbonnais. Résultat ? Une explosion : un feu d’artifice de gestes imprévisibles, de corps qui chavirent, de regards avides.

Sous ce soleil jaune vif — éclatant, franc, imparfait — cette deuxième édition a fait tilt : le pari était fragile, mais c’est gagné. Des déambulations habitées, des souffles partagés, des rires, des frémissements. Spectateurs attentifs ou passants aspirés – tout le monde se fait emporter : une  fraternité chorégraphique, un brassage des origines, des niveaux, des désirs.

Seul bémol, mince rideau sur cette scène ouverte : ne pas avoir vu pu apprécier les présences de Renaud Dallet, Auguste Bienvenu, Thierry Micouin, Olga Dukhovna, tant d’autres… et redécouvrir les extraits du regretté Dominique Bagouet, auxquels Olivia Grandville prête encore sa mémoire vibrante. La prochaine on tentera l’ubiquité pour être de toutes les scènes. A l’année prochaine.

Cédric Chaory.