ANIMAL TRAVAIL : Détricotage en règle de nos rapports, liens et constructions du corps au travail
À l’occasion de sa résidence à Sur le Pont, CNAREP en Nouvelle-Aquitaine, la compagnie JEANNE SIMONE plonge dans les explorations d’ANIMAL TRAVAIL, sa nouvelle création. Cette pièce interroge le mot « travail », ses frottements et ses mutations dans nos vies. Entre les échos du monde portés par des radios et les gestes précis de cinq interprètes, elle dessine physiquement des manières renouvelées de se relier, avec douceur et attention. Une invitation à imaginer un « nous » plus soutenant, porté par le contact et la solidarité. Paroles recueillies.
ANIMAL TRAVAIL et le texte d’Antoine Mouton
Dans cette création, il y a des mots. À ce jour, nous avons environ 1h30 de texte. Je suis arrivée à un moment où la compagnie fête ses 20 ans de production pour l’espace public. Il y a toujours eu de la parole, des mots, parce que cela s’inscrit dans la vie. Mais ici, il y a un véritable texte. Ces dernières années, j’ai commencé à ressentir une colère, une colère nourrie par la situation politique. J’ai fini par me dire : « Ça suffit ! » et j’ai ressenti le besoin d’être un peu plus explicite.
Ce texte est un poème, ce n’est pas un brûlot politique. Il s’infiltre dans de nombreux interstices, il empêche de tourner en rond, il incite à réfléchir en permanence. Aujourd’hui, il y a des gens bien trop crétins, avec bien trop de pouvoir, qui nous empêchent de penser ensemble. Or, penser ensemble, c’est du conflit. Et c’est intéressant de ne pas penser de la même manière, de s’écouter, de se poser des questions, pour mieux se comprendre.
L’enjeu, c’est d’être côte à côte avec les autres. Mais aujourd’hui, on est trop souvent confrontés à des réponses de crétins, des réponses qui finissent par s’imposer par la violence quand on n’a pas pris le risque du dialogue. Ce n’est pas mon petit spectacle qui va changer les choses, mais moi, je vais mieux en le faisant. Et je me dis que les gens qui verront cette pièce iront sans doute un peu mieux eux aussi. On fait des choses à cette échelle.
Mais oui, ici, cela parle davantage. Ce n’est plus seulement un collage de textes.
A propos de la création dans l’espace public …
Faire un spectacle dans l’espace public, c’est souhaiter davantage de dialogue avec la vie, bien plus qu’au sein d’un théâtre. C’est aussi accepter d’être contredit. Quand je joue dans un théâtre, je bénéficie d’une attention privilégiée : le public est concentré. Cela ne veut pas dire qu’ils vont forcément aimer, mais leur temps est dédié à recevoir ce que je propose.
Quand j’écris pour et avec l’espace public, il ne s’agit pas simplement de prendre une pièce pensée pour un plateau et de la transposer dehors, car cela ne fonctionne pas. Les passants, les habitants, lorsque je leur fais cette proposition collective, je leur dis : « On peut aussi faire autrement. »
J’écris de manière à créer une porosité, un objet qui accepte d’être un peu transformé. Les spectateurs et spectatrices vivent avec le lieu, avec la proposition. Ainsi, c’est toujours le même spectacle, et pourtant, il évolue selon les humeurs, selon la rencontre avec l’instant, la place, ou les événements qui traversent la pièce.
Mon objectif, c’est qu’à la fin, les gens se disent : « C’était extraordinaire, parce que tout ce qui a eu lieu faisait pleinement partie de ce qui s’est passé dans le spectacle. »
De l’observation et inspiration de l’espace public …
J’observe les histoires que portent l’espace public ; il s’y passe toujours quelque chose. On a tendance à appeler cela le hasard, mais en réalité, nous avons tous des thèmes de prédilection, et nous interprétons souvent ce que nous voyons à travers le prisme de ces thèmes. C’est formidable d’en faire un métier. Je suis ravie de jouer avec ces dynamiques et avec l’espace public.
Le cinéma, d’ailleurs, fonctionne de manière similaire : il cadre le réel dans un plan, jouant ainsi avec l’espace et le temps. La vie, elle, est un continuum, un flux ininterrompu, rythmé par des battements, des pulsations sur lesquels se greffent des événements. Quand on compose avec l’art, on organise ce flux, on lui donne du rythme. Cela crée de l’humour, du suspense, du drame, ou encore de l’attente.
Observer l’espace public devient fascinant dès que tu te fixes un cadre : qui entre, qui sort, les différentes vitesses… Et si tu ajoutes un danseur, par exemple, il entre immédiatement en relation avec cet environnement. C’est un jeu délicieux, et j’ai une vraie passion pour composer avec ce jeu. Pour les autres.
Ce que raconte ANIMAL TRAVAIL …
Plein d’histoires s’y entremêlent. C’est une narration en strates, faite de continuités et d’événements. Le premier thème, c’est le travail. Nous avons beaucoup exploré cette question avec Antoine Mouton, dont j’ai lu de nombreux textes.
On pourra y entendre ces phrases : « J’ai voulu m’éloigner de l’emploi. », « Je cherche un travail qui n’aurait aucun sens. Malheureusement, quoi que je fasse, j’en ai toujours trouvé. C’est presque maladif. », « Quand je vais trouver un travail, qu’est-ce que je vais arrêter de chercher ? ».
Et la danse c’est du travail …
Dans le sens de labeur. C’est laborieux, mais ce n’est pas ennuyant : c’est un processus qui demande de revenir sans cesse à la tâche. C’est de l’artisanat. J’aime ce mot, artisanat.
Il faut travailler le corps : la peau, les os, les muscles, la mémoire. Il faut aussi travailler à lâcher prise, à sentir la gravité, car plus le corps est tendu, moins il est capable. Donc, il faut travailler, encore et encore.
Si on observe l’espace public, assis en terrasse autour d’un café, on réalise que 100 % des gens sont concernés par la vie et la mort. De la même manière, ils sont concernés par l’amour, et aussi par le travail. Le travail est omniprésent, même pour les enfants : jusqu’au CP, on est tranquilles, mais ensuite, on est déjà orientés vers le travail.
Il y a une destination quasi inévitable vers le travail. Même retraité, c’est le travail – ou son arrêt, son absence – qui finit par nous définir. Cette question est permanente : avoir du travail ou pas.
Nous avons construit des sociétés entièrement définies par ce mot. Et comme Antoine aime choisir un mot pour le décortiquer, le ronger jusqu’à l’os, nous nous sommes mis d’accord sur celui-ci. Je voulais que l’on parle de nous tous et toutes, à travers lui.
La part d’animal en nous …
Animal parce que la danse nous rappelle que tout est chorégraphié. Nos relations humaines sont codifiées, chorégraphiées. Et au cœur de tout cela, il y a le toucher.
Dans cette société du « sans contact », encore amplifié par la pandémie de Covid, toucher l’autre est devenu presque une hantise, un acte perçu comme choquant. Nous vivons aussi dans une société où se coucher au sol est mal vu : cela évoque la mendicité, la maladie ou l’ivresse. Être au sol inquiète, alors même que le sol, c’est la terre, c’est la gravité.
Se poser 10 minutes au sol, simplement jouer ou se reposer, fait du bien. C’est comparable au sommeil, où l’on s’allonge pour régénérer son corps en lien avec la gravité. Sans ce moment de relâchement, il est difficile de se revitaliser. Pourtant, nous vivons dans une société qui refuse cette dépose, qui nous ordonne de « tenir debout sur nos deux pieds ». Mais ces deux pieds, c’est si peu : à peine un petit 38 pour certains. Alors, nous trouvons des moments où nous nous asseyons, où nous cherchons à être en lien.
Nous sommes des animaux. Nous avons des odeurs, des phéromones. Cela devient évident quand on est parent : on ressent pleinement cette part animale en nous. Même les pères le ressentent. C’est viscéral, c’est organique.
Les relations texte & mouvement dans ANIMAL TRAVAIL …
Dans ANIMAL TRAVAIL, je frotte. Antoine, lui, s’empare du mot le travail et le grignote. Il en écrit un long texte. Il propose un « après », une autre manière de tisser des relations. Moi, j’écris l’ensemble en prenant en compte l’espace public et les corps. Dans mes écrits, il y a plein de petits moments de situations, de relations : comment mes interpètes se touchent, comment ce toucher les touche à leur tour, comment ils se portent, prennent soin les uns des autres, et, finalement, comment ils construisent des sortes de cabanes, des relations différentes. C’est un bon point de départ pour se rencontrer. Mais ensuite : qu’est-ce qu’on fait ?En ce moment, je cherche le chemin entre le texte et mes recherches autour du mouvement. Le plateau, que j’imagine en forme de « T », me donne quelques indices. Le texte sera dit de différentes façons.
Anne-Julie Rollet , elle, travaille à partir de l’enregistrement du réel. Elle fera entendre des morceaux de texte à travers un système de radios. Les interprètes auront chacun une radio et chercheront à s’accorder sur la même fréquence. Dans ces radios, on entendra non seulement ce qui se passe en temps réel – comme par exemple une chanson de Madonna, la météo ou des bribes de discours de Bardella, auquel on se fera un malin plaisir de couper la parole – mais aussi des moments où Anne-Julie interviendra pour diffuser ce qu’elle souhaite. Il y aura du texte d’Antoine dans les radios, mais aussi des mots prononcés par les interprètes. Parfois, ce sera murmuré à l’oreille, dit à proximité, ou même prononcé en même temps par plusieurs personnes, mais pas en chœur.
Des « ministres » seront également présents, équipés de micros sur pied. Ils assèneront évidemment des propos « éminents », mais ils seront fréquemment perturbés.
Nous n’entendrons pas tous les textes. Les interprètes sont six à travailler sur cette pièce, mais nous ne serons que cinq sur scène : il manquera toujours une partie, mais ce ne sera jamais la même. C’est une sorte d’épine que je me suis mise sous le pied, mais cela me convient bien. C’est une pièce où nous sommes nombreux, avec un coût de production élevé. Je prévois donc de la jouer à cinq pour faire face aux actuels soubresauts de l’économie du spectacle vivant.
Propos recueillis par Cédric Chaory
©Compagnie JEANNE SIMONE
Plus d’informations sur la compagnie : Accueil – JEANNE SIMON