You should be dancing
Sporadiquement l’histoire de l’humanité a connu de brefs épisodes de fièvre dansante, notamment au Moyen-âge. Un a marqué les esprits plus que les autres, celui survenu en juillet 1518 à Strasbourg. Des dizaines de personnes se mirent à danser dans les rues de la cité du Saint-Empire Germanique. Cette épidémie de danse, qui s’étendit sur plusieurs semaines, ébranla la communauté strasbourgeoise, puis retomba. Près de 500 ans plus tard, feu le romancier Jean Teulé s’est emparé de l’affaire pour signer un Entrez dans la danse bien balancé. Aujourd’hui, la chorégraphe Clémentine Bart pose son regard sur cette étrange danse de Saint-Guy.
La fièvre, pendant une heure …
Quelle ambition que ce FIEVRE de la jeune chorégraphe rochelaise. Voyez plutôt : pour son second essai, elle convoque au plateau 5 interprètes et elle-même pour une pièce de groupe d’environ une heure. C’est audacieux quand on sait combien il est compliqué pour les compagnies de danse émergentes, tant au niveau de la production que de la diffusion, d’échafauder un projet réunissant plus deux artistes sur scène (trois n’y pensez pas !) mais Clémentine est une frondeuse. De genre à ne rien lâcher, à foncer, à tenir coûte que coûte. A l’image de sa danse. On l’a très vite entraperçu au travers de son premier et rugueux solo Eddy : elle aime gratter là où ça fait mal, mettre en lumière ce qu’on ne voit plus (ou se refuse à voir), en l’occurrence pour ce solo la misère sociale qui peuple nos rues. Donc une pièce de groupe pour une deuxième création, même pas peur !
Le public était très nombreux ce soir-là à L’Horizon. On l’a casé un peu comme on a pu tellement ça débordait. De quoi encourager les artistes qui s’échauffaient backstage, musique électro à fond la caisse, pendant que les spectateurs s’entassaient dans l’accueil du théâtre de la Pallice. Avant que FIEVRE ne débute, Clémentine Bart vient se présenter à son public. Merci d’être venu.es, blablabla et déjà les premiers hoquètements et soubresauts s’emparent d’elle, avec fièvre. Ces cinq compères viennent à sa rescousse mais le mal se diffuse à mesure que la musique techno monte crescendo. Immédiatement FIEVRE capte l’attention de son auditoire. La troupe est au taquet, impulsive et habitée sur ce plateau rehaussé de quelques rubans de leds rouges ou bleus. Les mouvements répétitifs, saccadés, nous feraient presque penser à de la transe, à des pulsions irrationnelles. Mais le surgissement de cette crise, qui a pourtant capté instantanément l’attention, retombe assez vite. Pourquoi ? Sans doute car FIEVRE démarre trop vite, trop fort sans laisser le temps à la pièce de se déployer, au spectateur comme à ses interprètes de souffler, de s’installer.
Fougueux, bien trop fougueux
Pas un instant de répit, pas de baisse de régime. Les BPM s’emballent toujours plus, les corps s’essoufflent pendant que le public s’interroge sur cette recherche impérative de l’épuisement … Et nous n’en sommes qu’à seulement 1/3 de la pièce. Des transitions tentent de casser cette dynamique folle en changeant de registre musical. Ainsi exit l’excellente techno et place à une partition vaguement carnavalesque qui vous propulse en plein cœur de cortèges moyenâgeux débridés. Là encore on s’interroge sur un tel enchaînement. D’autant plus que la gestuelle prend un virage bien plus académique, aux confins du jazz et du néo-classique. Le corps y est totalement sous-contrôle et la fatigue ne semble pas avoir de prise sur lui (bravo les athlètes). On imaginerait pourtant que ce dernier plie, groggy par cette fièvre du samedi soir inarrêtable. Jean Teulé écrivait sur la danse de Saint-Guy : « C’est une danse de désespérance, ils étaient complètement largués et il n’y avait plus qu’un truc à faire, il n’y avait plus qu’à danser, à danser à en crever. » Ici on n’en crève pas, on ne plie jamais, on résiste et ça épuise. Tout le monde.
Enfin surgit une accalmie salvatrice, le temps d’un bref et délicat solo qui se mute en duo, le tout se jouant dans la pénombre. Public et interprètes reprennent leur souffle. Brièvement, car la sarabande redémarre de plus belle. Cette fois elle se veut érotico-sensuelle (mouais) ou encore bestiale. L’H(h)orizon semble alors bouché, la fièvre pas prête de retomber, la pièce comme sans fin (ce qui semble l’objectif).
On aurait aimé des contre-jours, des fumigènes, une ambiance « fin de monde » et que ce plateau nu puisse lui aussi exprimer le désordre social engendré par cette satanée maladie dansante. Pièce créée à l’origine pour l’espace public – elle fut notamment jouée dans le sable et on imagine quel bel effet (et effort) cela dû être – FIEVRE aurait mérité une dramaturgie plus lisible tout comme une mise en lumière plus aiguisée car elle porte en elle bien des espoirs et des beautés. Ses interprètes impressionnent, tout autant que l’opiniâtreté de sa chorégraphe. Si la pièce souffre de quelques maux – somme toute bénins – il en faudrait bien peu pour qu’elle nous emporte et nous fasse frissonner.
Cédric Chaory
©CiePointBar