Mythologies. One More Time

Juillet 2022, difficile de passer à côté de l’événement Mythologies. Avec Angelin Preljocaj à la chorégraphie, Thomas Bangalter, ex-membre du duo Daft Punk, à la musique et 20 interprètes au plateau issus pour moitié du ballet Preljocaj d’Aix-en-Provence et pour moitié du Ballet de l’Opéra National de Bordeaux, la création avait tout pour être un hit. Et ce fut le cas. Mais deux ans plus tard, alors que Mythologies ouvre la saison du Grand Théâtre de Bordeaux, qu’en penser ?

C’est peu de dire que les récits fondateurs animent Angelin Preljocaj. De sa vaste œuvre, on garde d’heureux souvenirs d’A nos Héros (1986), Hallali Roméé (1987), Suivront 1000 ans de calme (2010) ou encore La Fresque (2016). Il faudra désormais compter sur le bien nommé Mythologies succès de l’année 2022, qui après une tournée de près de 40 dates, fait à nouveau le bonheur du Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Oeuvre dense qui interroge autant les récits antiques que les rituels contemporains, Mythologies est un kaléidoscope chorégraphique structuré en vingt tableaux permettant une grande variété d’univers, allant des mythes grecs à des scènes modernes influencées par le recueil Mythologies signé Roland Barthes (1957). Ambitieuse, cette richesse de matériaux pose cependant problème : son accumulation de références et d’images perd le spectateur, manquant d’un fil narratif clair et cohérent.

Une grammaire maîtrisée sur une partition musicale en demi-teinte

Inutile de palabrer sur le style de Preljocaj : sa maîtrise impressionnante de l’esthétique visuelle et corporelle éclate encore une fois au grand jour avec Mythologies. Quarante ans tout ronds que cette grammaire entre classicisme et innovation, tantôt fluide et lyrique, tantôt anguleux et brisés, ravit les balletomanes. Quarante ans et pas une ride : le corps de ballet de l’Opéra national de Bordeaux, dirigé par Eric Quilleré, s’y confronte et témoigne, si nécessaire, que le style du chorégraphe aixois claque encore. Il convient d’ailleurs de saluer ici les interprètes bordelais qui relèvent haut-la-main le défi de « danser du Preljo ».

Depuis 2018, un partenariat tissé entre l’aixois et la maison bordelaise a permis à ces derniers de s’emparer du geste preljocajien à la faveur notamment de la création de Ghost autour de Marius Petipa (2018) mais aussi des entrées au répertoire du Ballet de pièces comme Blanche Neige ou La Stravaganza. Aujourd’hui, sous la houlette de Youri van den Bosch, assistant d’Angelin Preljocaj depuis plus de vingt-cinq ans, et sans la présence à leurs côtés au plateau d’interprètes du Ballet Preljocaj la compagnie girondine brille par ses précisions et subtilités d’interprétation. Particulièrement dans les tableaux dédiés aux Amazones ou au Minotaure où les danseurs gèrent parfaitement la tension entre grâce et brutalité, entre beauté des gestes et violence des corps. Ce sont d’ailleurs ces moments d’une puissance poétique indéniable qui font le sel de Mythologies, ceux qui impriment durablement la rétine. Bien plus que nos oreilles …

Le travail musical de Thomas Bangalter, si éloigné de ses racines électroniques de feu son groupe Daft Punk, laisse en effet sur sa faim. OK, sa composition orchestrale est déroutante. Riche et variée, forte de ses contrastes efficaces, elle allie tension nerveuse à des moments plus lyriques. Et ce sens elle colle parfaitement aux pas de Preljocaj. Cependant, cette composition pour orchestre, bien que techniquement irréprochable, manque parfois d’une dimension plus intime. Et si l’ajout d’une voix humaine avait donné un peu plus d’épaisseur, d’empathie, d’humanité aux personnages mythologiques et un effet moins BO de film made in Hollywood ? Human after all comme il disait. 

Post-Buzz

Il est intéressant de (re)découvrir en 2024 ce succès que fut, deux ans auparavant, Mythologies. Embrumée par le buzz qu’elle a provoqué (cf : le combo chic Preljocaj/Bangalter/Opéra de Bordeaux), la pièce remontée laisse entrevoir aujourd’hui ses faiblesses. Notamment à l’endroit de sa dramaturgie, dans sa surcharge d’éléments visuels et narratifs. Les tableaux, bien que souvent impressionnants sur le plan esthétique, souffrent en effet d’une accumulation qui finit par devenir confuse. Chaque scène semble vouloir véhiculer un sens trop explicite, mais, paradoxalement, leur succession manque d’unité.

Cette gêne s’exprime dès l’ouverture du ballet avec le tableau Le Catch, inspiré par Barthes. Celui-ci peine à se juxtaposer aux mythes antiques qui lui succèdent. Il eût fallu une ruse ou autre artifice pour que les ruptures stylistiques et thématiques trouvent place dans l’ensemble. Malheureusement, le manque de cohérence affaiblit l’impact émotionnel de l’œuvre et et perd très vite le spectateur dans les méandres d’un labyrinthe digne de Knossos, sans fil d’Ariane aucun.

L’œuvre n’a de cesse d’osciller entre une approche extrêmement figurative – où chaque geste semble codifié pour illustrer des sentiments précis (amour, violence,…) – et des scènes abstraites qui laissent le spectateur dans une ambiguïté difficile à interpréter ; cette polarisation donnant l’impression d’un spectacle qui se cherche sans jamais vraiment se trouver. Les projections-vidéos de Nicolas Claus, si élégantes quand elles diffusent visages et mains, peinent à convaincre lorsqu’elles lorgnent du côté de l’illustration (la pluie, la forêt ou des scènes de guerre) surchargeant, à regret, des tableaux pourtant particulièrement virtuoses (tels le final et l’épilogue) dont le geste seul suffit à ravir.

Impressionnant par sa maîtrise technique et son ambition thématique, Mythologies braque toutes les lumières sur les talents du Ballet de l’Opéra de Bordeaux (qui nous a enchanté en plein cœur de l’été lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques via les chorégraphies de Maud Le Pladec). Toutefois, Mythologies souffre de la complexité excessive de son propos, aux récits mythologiques et références contemporaines bien trop (em)mêlés, manquant par là-même de lisibilité et laissant trop souvent le spectateur en quête de sens.

Des moments de grâce et de puissance, Mythologies n’en manque pas et l’on se plaît à croire qu’un dialogue plus subtil entre les différents tableaux aurait assurément fait entrer la pièce au panthéon des œuvres chorégraphiques.

Vu le jeudi 11 octobre 2024, Opéra national de Bordeaux.

Cédric Chaory

©Pierre Planchenault