Brian Ca, chorégraphe à la croisée des arts
Le chorégraphe Brian Ca, basé au Luxembourg, sera en résidence artistique début septembre à Martigues, marquant une étape importante dans son parcours déjà riche et varié. Son approche artistique, profondément transversale, mêle chorégraphie, photographie et scénographie, influencée par son intérêt pour la psychologie et la construction identitaire. Avec sa nouvelle pièce, WE NEED TO FIND EACH OTHER, il explore des thèmes universels à travers une esthétique mêlant science-fiction et introspection. Présentation.
Vous êtes un artiste multidisciplinaire alliant à la fois chorégraphie, photographie en passant par la scénographie et les arts visuels. Pouvez-vous nous parler de votre formation et de ce qui vous a conduit à embrasser une approche aussi transversale de l’art ?
Je suis originaire de Marignane et j’ai commencé ma formation au Conservatoire National Supérieur Musique et Danse de Lyon. Par la suite, j’ai poursuivi mes études au Ballet Junior de Genève. En 2014, j’ai eu l’opportunité d’intégrer le Scottish Dance Theater au Royaume-Uni puis en 2015 la Compagnie Grenade à Aix-en-Provence, dirigée par Josette Baïz. En 2017, j’ai été accueilli au Flux Laboratory en Suisse pour un projet chorégraphique, et j’ai également eu la chance de devenir assistant de Douglas Becker. En 2018, j’ai participé à la création PLACEBO de Clod Ensemble, et l’année suivante, j’ai obtenu mon Diplôme d’État de Professeur de Danse Contemporaine au CND Pantin. Avant de partir sur divers contrats comme Opéra Comique, Opéra du Rhin, Berlin Komische Oper, puis mon arrivée au Luxembourg en 2021 pour être interprète et assistant d’Elisabeth Schilling (pour laquelle je suis encore assistant).
Je suis aujourd’hui chorégraphe dit « émergent », car c’est véritablement en 2024 que tout a commencé pour moi. Ma compagnie ayant été originellement fondée en 2020 avec une première résidence de recherche au Site Pablo Picasso à Martigues (accompagnée de l’incroyable Julia Rieder), le contexte perturbé par la pandémie de COVID-19 a mis un frein à mon développement chorégraphique.
Concernant mon approche transversale de l’art, le véritable déclic est venu avec la découverte de la photographie. Tout a commencé en 2017, presque par hasard, lorsque j’ai acheté mon premier appareil photo pour filmer des répétitions de danse. Très vite, je me suis passionné pour le portrait non conventionnel et la photographie d’art, me formant de manière autodidacte. Mon approche est marquée par une certaine abstraction et un refus des tendances contemporaines. Je cherche à renforcer le symbolisme de mes sujets photographiques, en travaillant minutieusement la colorimétrie et l’éclairage pour remettre en question les perceptions. Cela a bien évidemment influencé, inconsciemment, mon approche de la lumière et de la scénographie au plateau.
Étant danseur, je dois avouer que je ne prêtais pas beaucoup attention aux scénographes, car les chorégraphes avec lesquels je travaillais ne collaboraient pas spécifiquement avec eux. Les techniciens de plateau, je les croisais rarement, car j’arrivais sur scène une fois que tout avait déjà été installé. Cette situation ne m’a pas vraiment permis de découvrir ces métiers à l’époque. Cependant, aujourd’hui, en tant que chorégraphe, j’ai une tout autre approche. Je comprends désormais l’importance de chaque élément, de la scénographie à l’éclairage, et je m’efforce d’intégrer ces aspects de manière cohérente dans mes projets.
C’est vraiment lors de la création d’ULTRA que je me suis surpris à aimer travailler avec des leds. Motivé par un de mes collaborateurs et de manière assez instinctive, j’ai signé ma première scénographie … et me suis piqué à ce jeu.
Votre travail s’articule souvent autour des thèmes de la construction identitaire et des facteurs psycho-émotionnels liés aux contextes intimes et socioculturels. Comment ces thèmes ont-ils émergé dans votre pratique artistique, et pourquoi sont-ils importants pour vous ?
À l’origine, en parallèle de mes études en danse, j’avais l’intention de suivre un cursus universitaire en psychologie. Cependant, le manque de temps m’a empêché de tout concilier. Malgré cela, je suis resté profondément intéressé par cette discipline.
Ces thèmes de la construction identitaire et des facteurs psycho-émotionnels liés aux contextes intimes et socioculturels ont émergé dans ma pratique artistique à travers une exploration personnelle et introspective. En tant qu’artiste, je me suis souvent confronté à des questions sur mon propre parcours, sur ce qui m’a façonné en tant qu’individu. Ces réflexions m’ont amené à considérer comment les identités se forment non seulement à travers nos expériences intimes, mais aussi sous l’influence des structures socioculturelles qui nous entourent.
L’importance de ces thèmes pour moi réside dans leur universalité et leur pertinence actuelle. Dans un monde de plus en plus globalisé, où les identités sont souvent fluides et sujettes à des tensions entre tradition et modernité, il est crucial d’explorer comment ces dynamiques influencent nos vies. Les aspects psycho-émotionnels, en particulier, m’intéressent parce qu’ils révèlent la complexité des expériences humaines – les émotions, les traumatismes, les désirs – qui sont souvent refoulés ou négligés, mais qui jouent un rôle central dans la façon dont nous nous percevons et interagissons avec les autres.
Ces thèmes sont également un moyen pour moi d’inviter le public à une réflexion sur sa propre identité, à remettre en question les normes et à reconnaître la diversité des expériences humaines. En fin de compte, mon travail cherche à créer un espace où ces dialogues peuvent émerger, offrant des perspectives sur les défis et les richesses de la construction identitaire dans un monde en perpétuelle transformation.
Ce monde justement vous l’avez justement parcouru en vivant à Londres, Genève, Berlin, Paris et aujourd’hui à Luxembourg. En quoi ces expériences urbaines ont-elles influencé votre vision artistique et la manière dont vous abordez vos projets ?
J’ai parcouru de nombreuses villes en tant que danseur. C’est une expérience enrichissante, mais aussi frustrante, car à chaque fois, vous construisez une vie, un réseau social, des habitudes qui peuvent s’évanouir très rapidement. Cependant, cela vous oblige à développer une capacité à vous réinventer, à vous réorganiser dans un nouvel environnement. Au fil des pays traversés, vous finissez par constituer un solide réseau.
Berlin, je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de l’explorer en profondeur à cause du COVID-19 mais l’expérience de se promener dans l’immensité d’une capitale vide et d’en prendre des photos était inédite. En revanche je peux affirmer que Genève et Luxembourg sont assez similaires dans leur énergie, toutes deux extrêmement cosmopolites.
Luxembourg, en particulier, se distingue par une véritable volonté de soutenir l’émergence et de structurer la profession. C’est un véritable luxe de pouvoir y travailler. Je vois bien à quel point il est difficile pour mes collègues en France de trouver des soutiens ou des résidences. Moi-même, j’ai essuyé plusieurs refus dans ma région natale lorsque j’ai tenté de trouver des résidences. Fort heureusement par l’entremise de Nacim Battou et Caillou Michael Varlet j’ai noué un joli partenariat avec le Conservatoire de la Ville de Martigues – Site Pablo Picasso qui dispose d’une très belle salle de représentation. Et, à ma grande surprise, les deux institutions avec lesquelles j’ai le plus d’échanges et de discussions pour des projets futurs sont le KLAP KÉLÉMÉNIS et le Théâtre des Salins, qui comptent pour moi parmi les plus importantes structures culturelles de la région PACA.
Vous favorisez souvent les collaborations avec des créateurs venant de disciplines non traditionnelles. Qu’est-ce qui vous attire dans ces collaborations et comment enrichissent-elles vos productions ?
Je dirais que tout a commencé sur ma première création ULTRA (co-créée avec Julia Rieder) où nous avons contacté un grand nombre de personnes de tout horizons pour alimenter le travail grâce à des interviews. (Psychologues, artistes, aidants, patients, etc). Puis, sur cette même création, avec l’artiste Ivan Pavlov, également connu sous le nom de CoH. J’ai l’habitude d’écouter énormément de musique sur les plateformes de streaming pour m’inspirer. À l’origine, je devais travailler avec un ami compositeur pour ULTRA, mais à quelques jours du début, il a malheureusement dû se désister en raison de graves problèmes familiaux. Disons que ce changement de plan de dernière minute m’a poussé à contacter Ivan Pavlov de manière spontanée, et il m’a donné l’autorisation d’utiliser sa musique. Je n’aurais jamais osé le faire car pour moi un artiste aussi reconnu et que j’admirais tant n’aurait jamais accepté de collaborer avec un jeune artiste comme moi. Nos échanges étaient très professionnels au début, Ivan se révélant distant bien qu’intrigué par le projet. Par la suite, il a découvert la vidéo de la pièce-maquette réalisée au Talent Lab 2022 et a immédiatement accepté de collaborer sur la version longue d’ULTRA. Cela a été le point de départ d’une collaboration à long terme : Nos façons de créer sont à la limite du symbiotique, nous nous comprenons extrêmement bien sur les concepts des pièces, l’univers chorégraphique et sonores, ainsi que la dramaturgie (qu’elle soit musicale ou dansée). Depuis, nous avons créé INFRA (2024 – Monodrama Festival & Scène Danse Genève, prochainement en tournée en Guadeloupe), la recherche de HURRICANES (dont la création est estimée à 2027) , prochainement SATELLITES (Monodrama 2025) et AKRŌAMA (premières au Trifolion et à ArcA en 2026).
Pour WE NEED TO FIND EACH OTHER j’ai adopté la même approche en contactant cette fois-ci le compositeur Mike Sheridan. J’ai toujours été fasciné par son premier album I Syv Sind (2008) qui propose un univers très particulier tel un long hommage à la nuit, à la solitude et au silence, à la fois introverti et accueillant. Après environ un an et demi d’échanges en visio, nous nous sommes rencontrés à Copenhague en novembre 2023 lors de la sortie de son dernier album pour discuter du projet. Il sera présent à Martigues lors de notre résidence de septembre.
Quant à Douglas Becker, je le connais depuis longtemps. Je savais qu’il avait mis fin à sa carrière d’interprète pour devenir le pédagogue et chorégraphe que nous connaissons tous. Il a accepté assez rapidement de se joindre à moi pour We need to find each other, puis a hésité, mais suite à son retour sur scène à l’occasion d’un opéra, il a finalement décider de s’engager à fond dans le projet.
En janvier 2024, vous devenez artiste en Résidence au Trois C-L – Maison pour la Danse de Luxembourg. S’ensuit une riche de créations. Un petit bilan de ces derniers mois ?
Cette année a été riche en opportunités, mais aussi en labeur. J’ai travaillé intensément, et je pense que cela a véritablement structuré ma vision de la danse. À travers toutes les activités que j’ai pu mener et les rencontres que j’ai faites, j’ai affiné mon idée d’une danse qui serait à la fois conceptuelle et en recherche, tout en restant accessible au grand public.
Mon compagnon est Ukrainien et il est particulièrement friand des œuvres de Preljocaj, sa version du « Lac des cygnes » ou encore celles d’Akram Khan. Ce sont des pièces à la fois spectaculaires dans leur traitement et parfaitement lisibles. Je les apprécie également, mais je me rends compte qu’après plus de 10 ans de carrière, ma lecture des oeuvres s’est malgré moi orientée vers des pièces plus conceptuelles et donc moins accessibles aux non-initiés. Cela dit, mes recherches aujourd’hui tente de trouver un point de jonction entre le populaire et le savant car je n’oublie pas que je crée avant tout pour le public. Je veux que mon message puisse toucher un large éventail de spectateurs. Il me faut alors concilier le fond et la forme, sans rien céder à l’exigence artistique.
Je reste donc très attentif aux retours du public lors des sorties de résidence, et je n’hésite pas à ajuster mon travail en conséquence. Des retours de professionnels comme Bernard Baumgarten me sont tout aussi précieux que ceux d’une jeune fille ou d’un retraité venu-es assister à un échange en bord plateau.
Vous créez des œuvres hybrides conçues pour la scène ou des espaces performatifs, souvent à l’intersection de la poésie, de la psychologie et de la science. Comment parvenez-vous à équilibrer ces différentes dimensions pour créer des expériences multisensorielles si marquantes pour le public ?
J’aime le format quadri-frontal pour mes pièces, il permet une vraie proximité et offre au public des expériences totalement immersives aux angles inédits mais j’entends qu’il est plus compliqué à diffuser pour les programmateurs aussi il va me falloir m’adapter à la réalité économique de l’industrie.
De manière générale, j’aime que le public soit au plus près des interprètes et de ce qui se joue sur scène. Certains spectateurs apprécient cette proximité, d’autres moins, selon qu’ils préfèrent un engagement participatif ou non. Il faut donc que j’en tienne compte. Mais ce qui m’importe, c’est que la pièce soit une véritable expérience à vivre pour chacun d’eux.
Je m’efforce d’équilibrer ces différentes dimensions pour créer des expériences multisensorielles, en étant très attentif aux détails. Que ce soit un petit élément dans la musique, un subtil détail dans la scénographie … j’aime les intégrer avec soin. J’apprécie particulièrement les introductions, celles qui laissent le temps d’installer chaque composante. Ce sont ces petits détails, subtils et minimalistes, qui me permettent de capturer l’attention du public et de créer des émotions. C’est dans cette finesse que réside la surprise, et c’est grâce à elle que je parviens à toucher les spectateurs.
Votre dernière pièce, WE NEED TO FIND EACH OTHER sera créée en octobre prochain à Esch-sur-Alzette. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette création, ses inspirations et son thème principal ?
Il est toujours difficile de résumer une pièce en quelques mots, c’est un peu comme si on me demandait de résumer une vie en un court discours. Mais je peux dire que le choix des interprètes, Douglas Becker et Yaz Sané, est déjà une sorte de manifesto pour moi. Ces artistes ont tout deux des identités fortes, puissantes, inspirantes. La pièce est créer avec eux, sur eux, grâce à eux. Le choix de les inviter à performer et à se représenter sur scène soulève déjà tant de questions et de sujets universels qu’il me semble compliqué de le réduire à quelques concepts (qui, inconsciemment, me seraient personnels) … Montrer des corps peu représentés, ou trop souvent instrumentalisés par les médias à des fins politiques est pour moi une opportunité pour permettre au grand public d’entrer en contact avec ces corps et leurs permettre respectivement de se connecter avec bienveillance, compassion, altérité, en découvrant la réalité de l’autre.
Mais je peux tout de même vous dire ceci : dans WE NEED TO FIND EACH OTHER, la première scène montre Douglas allongé torse nu sur une table, avec un éclairage minimal. On ne sait pas si l’on se trouve dans une morgue ou une salle d’autopsie où ses viscères vont être exposées pour révéler quelque chose de plus profond. Pour moi se pose ici la question de comment rendre la psychologie et l’introspection en une image physique ? Pour Douglas, c’est la peur de la perte de mémoire qui l’entraine dans ce texte et solo d’ouverture.
Ce que je cherche par ces images évocatrices et abstraites, c’est d’anticiper les mécanismes de pensées des spectateurs, leur donner un contexte, le faire évoluer et les emmener quelque part, afin de les suspendre au moment où ils s’y attendent le moins. Dans un univers proche de la science fiction, les interprètes sont prisonniers d’une capsule temporelle où les limites du temps n’existent plus. Les cycles et les mémoires collectives se transmettent d’une génération à l’autre, de manière multilatérale. Pour y parvenir, je me concentre dans cette pièce non pas sur une sublimation de mes interprètes, mais sur l’idée d’insuffler de la magie et de la beauté aux corps et à leurs individualités en les imbriquant dans un espace artificiel et contemplatif. Est-ce que cela pourra initier un début de réflexion, de considération ? Je l’ignore, mais c’est mon intention principale.
La question de comment créer un spectacle qui, tout en ayant une approche visuelle spectaculaire, soit capable d’attirer le grand public, susciter une réflexion et un intérêt pour des concepts et thèmes pas forcément mainstream ? Voilà l’un des défis que je me suis donné avec cette pièce.
Propos recueillis par Cédric Chaory
©Marco Pavone
RESIDENCE : Du 2 au 6 septembre : Site Pablo Picasso, Conservatoire de Martigues (résidence, accueil plateau). Sortie de résidence le 6 à 18h. Du 9 au 20 septembre : TROIS C-L l Maison pour la Danse, LU (résidence, accueil plateau).
CREATION : les 22 (tout public) & 23 (scolaire) octobre : KULTURFABRIK – Centre Culturel à Esch-sur-Alzette. DIFFUSION : Du 6 au 14 mars à Luxembourg soutenu par la fondation EME; Le 15 Mars au Trois C-L l Maison pour la Danse