Thierry Malandain

Thierry Malandain : quatre saisons revisitées

Dans une conversation exclusive, Thierry Malandain nous dévoile les inspirations profondes qui ont guidé sa dernière création Les Saisons. Plongeant au cœur de la nature et de la temporalité, le chorégraphe biarrot révèle les défis artistiques et philosophiques qu’il a relevés pour donner vie à cette œuvre captivante, dialogue intime avec la musique de Vivaldi et Guido.

 Les Saisons est une commande. Elle s’appuie sur une œuvre musicale archi-populaire, entendue jusqu’à la lassitude voire le rejet. Ne craint-on pas de se frotter au tube de Vivaldi ?

Comme vous le signalez justement il s’agit d’un travail de commande qui impliquait de créer sur cette partition. Je dois reconnaître que sans cette commande je ne serais jamais allé dans cette direction qui m’enthousiasmait peu mais je ne peux refuser un travail de commande, qui plus est, émanant de Laurent Brunner, directeur de Château de Versailles. Il me faut faire vivre ma troupe et ce projet en est une « royale » façon. Après coup, je dirais que cela fut une belle expérience que de chorégraphier sur cette partition car nous l’avons perturbée par les inserts d’autres Quatre Saisons, celles composées par Giovanni Antonio Guido, contemporain de Vivaldi. Si bien que le public semble découvrir une toute nouvelle musique, ce qui relève tout de même de la gageure pour un tel tube.

On a pu lire quelques critiques émettant des réserves sur l’oeuvre de Guido, sur l’alliance des deux œuvres …

Oui je les ai lues comme vous. Je respecte ces avis. Me concernant, il m’a fallu jongler avec les 35mn des Saisons de Vivaldi et les 1h de celles de Guido. Réunir ces deux compositions au sein d’un même programme s’avère un pari audacieux car en dehors du fait d’être contemporaines et de célébrer la nature, elles sont bien différentes. Les Saisons de Guido opposent un mélange de traits italiens et mille facettes dignes de la Cour de France, avec une fougue contagieuse, c’est très dansant, clairement une musique de divertissement. Chez Vivaldi nous sommes dans une musique plus tourmentée et d’une virtuosité sidérante. Je fus, de nombreuses fois, dans l’embarras quand il a fallu mêler ces œuvres si différentes mais j’en ai « composé une heure » et ne suis pas mécontent du résultat. Reste toujours ce mystère insondable : de Vivaldi ou Guido, qui aurait inspiré l’autre ? Nous ne le savons toujours pas.

Vos Saisons sont en apparence dénuées de message politique en direction de l’écologie. Il n’en reste pas moins que les préoccupations écologiques et les menaces semblent planer sur le plateau, non ?

Le premier aspect de mon œuvre est d’ordre esthétique. Il y a clairement une recherche du beau. Quand le rideau se lève, ne serait-ce qu’avec le décor aux grands pétales qui changent de couleur sur le cyclo, je tends vers cette recherche mais je donne aussi des indices sur cette nature qui se déprécie au fil de temps. Naturellement via le cycle des saisons mais aussi de manière irrémédiable via nos actions destructrices à son encontre.

Plus que l’écologie, Les Saisons poursuit avec cohérence un sillon que j’ai creusé dans mes précédentes pièces autour des rapports de l’Humanité avec le Vivant et la Nature. Pour moi la musique de Vivaldi incarne l’Humanité dans toute sa complexité. Celle de Guido contrebalance les âmes tourmentées des humains. Le plateau est d’ailleurs bien plus coloré quand résonne cette partition, les costumes simili-baroques incarnent cette légèreté qui est aussi parfois propre à l’homme. C’est d’ailleurs très rare que j’utilise la danse baroque – la belle danse – dans mes pièces. Les Saisons est une tragédie graphique et musicale, traversée par l’apparition de ce qui pourraient être des anges déchus aux longs pétales souples et sombres qui prolongent leurs bras.

Pétales que nous retrouvons donc en fond de scène. Encore une fois votre décor en impose. Il est signé du chilien Jorge Gallardo, un de vos plus fidèles collaborateurs.

Effectivement nous travaillons ensemble depuis qu’il a signé les costumes du ballet l’Amour sorcier (2008). Je voulais être décorateur à l’origine et d’ailleurs je suis souvent à l’origine de mes décors. Si je ne peux les concevoir aujourd’hui, j’en discute énormément au préalable avec Jorge. Il met mes idées en formes. Il vit et travaille au Chili donc nous conversons énormément par visio-conférence. Avec le décalage horaire, nos brainstorming et échanges sont parfois lunaires et il est fréquent que le lendemain, après une nuit de repos, il a décidé de partir sur tout autre chose … et c’est souvent encore mieux que l’idée de départ. Bref, nous travaillons comme dans une partie de ping-pong, en ne cessant de nous renvoyer nos idées comme une balle. Mais je reconnais que, sans être dirigiste, j’ai souvent la première idée que nous polissions ensemble.

Vous parliez de danse baroque, embrasser ce style est nouveau pour vous ?

Oui et non. Déjà dans Marie-Antoinette j’avais travaillé à ma manière ce style si particulier de ballet de cour. Je ne l’ai pas étudié avec rigueur mais j’ai cette faculté à me plonger assez aisément dans des univers qui ne me sont pas propres. Je suis capable de composer une danse paysanne par exemple, toujours en la traduisant à ma façon mais sans en travestir ou déprécier l’esprit. Je ne sais pas copier, je ne sais pas regarder des vidéos de danse et les étudier. Danseur déjà, je ne comprenais rien au décryptage de la danse par la vidéo. Je n’ai pas de tête, je n’ai pas de mémoire. Si je regarde une captation de danse baroque ce serait tout au plus pour sentir une ambiance mais en aucun cas pour comprendre par où passe le mouvement, comment le reproduire.

A l’instar de vos anges déchus qui ponctuent les différents actes-saisons de votre pièce, un de vos danseurs fétiches Hugo Layer sert aussi de liant entre les différentes parties des Saisons

C’est arrivé tout à fait par hasard et sans volonté de le mettre en avant. Il se trouve que nous avions six semaines pour monter le ballet, ce qui est en soi très court. Je n’avais pas du tout imaginé la structure des Saisons comme ce qu’elle est aujourd’hui. Je souhaitais plus de danses de groupes, plus d’ensemble, plus de dessins – mais par manque de temps il m’a fallu penser la pièce comme telle : à la fin du Printemps Hugo danse un solo, puis à la fin de l’été, il me fallait un duo. Hugo s’y colle alors. Puis finalement un canevas s’est dessiné : fin de l’automne, un trio puis fin de l’hiver un quatuor. Sans le vouloir, Hugo s’est retrouvé casté pour ces transitions. Il n’y a pas de rôle particulier dans cette pièce mais, oui, il se trouve que ce danseur – bête de scène impressionnante je le reconnais – est bien mis en avant. Qui va s’en plaindre ?

Depuis 1984, vous avez signé près de 90 ballets me semble-t-il. Les tournées, les triomphes public et critique saluant votre style unique … Où trouvez-vous encore l’énergie, l’inspiration de porter une troupe de 22 danseurs ?

Je n’ai jamais de problème d’inspiration. L’énergie c’est différent ! C’est très bizarre : mon parcours n’a pas été simple. Le succès est arrivé lentement puis durablement. Aujourd’hui j’ai 64 ans et je suis fatigué. Fatigué car je suis un chorégraphe qui montre les mouvements. Je ne demande pas à mes danseurs d’improviser, je vais au sol, montre le pas. Je mets bien plus de temps à me relever qu’avant mais j’y vais. Ça peut être une vraie frustration. Heureusement bon nombre de mes danseurs connaissent mon univers et comprennent le mouvement aisément. Ils sont tous bienveillants. J’esquisse un pas et ils savent où je souhaite les emmener. C’est parfois plus difficile à transmettre aux nouveaux et nouvelles interprètes.

Je suis aussi fatigué par l’époque que nous vivons. Je suis quelqu’un de très sensible à l’actualité et depuis le Covid tout me semble tellement anxiogène. Je n’en peux plus de tout ce que nous avons traversé et devons encore traverser. Mon métier est de porter une forme d’idéal. On pourrait croire que cette légèreté, cette beauté est anecdotique mais elle est, je pense, bien plus cruciale qu’elle n’y paraît dans notre monde actuel. Et je sais ô combien, il m’est difficile de porter cet idéal. Tout est compliqué, rien ne va de soi quand on décide de prendre le chemin de l’art et la culture. Et cela ne va certainement pas en s’arrangeant. Cela me met en colère. Oui, je suis moins anxieux qu’en colère. Et ça ce n’est pas bon !

Propos recueillis par Cédric Chaory.

©Johan Morin Yocom

LES SAISONS – 23/24 – La Coursive Scène Nationale La Rochelle (la-coursive.com)