De la douceur
Le festival Shake La Rochelle réserve décidément de bien belles surprises à son public. Ce mardi 21 novembre, la découverte de la nouvelle création de la compagnie yonnaise S’Poart – Crossover – impressionne par la sensualité de son hip hop.
Alors que le public de Crossover gravit, au compte goutte, les gradins de la chapelle Fromentin à la recherche de sa place, un danseur les observe du plateau, multipliant les tentatives d’approche pour entrer en contact avec lui. Sans succès. Il a beau suivre ce jeune homme affairé dans les premiers rangs, sourire à ces deux étudiantes arrivées au tout dernier moment, rien n’y fait : les timides spectateurs n’ont pas l’intention, ce soir, d’être acteurs d’un spectacle hip hop, fusse t-il programmé au festival Shake La Rochelle. Pourtant sans le savoir et avant même que les lumières de la salle ne s’éteignent, ils sont déjà intégrés dans un espace scénique, entourés des danseurs de la compagnie yonnaise S’Poart qui s’activent, allant et venant de la salle à la scène où ils exécutent quelques vives figures hip hop.
Crossover débute ainsi, en faisant exploser les catégories et les frontières, fidèle à une des nombreuses définitions de ce mot anglais signifiant au choix métissage mais aussi mélange, croisement, traversée, passerelle.
De croisement et traversé, il en est beaucoup question dans la 14ème pièce de Mickaël Le Mer. Sur le plateau dépouillé de Crossover se dessine un carré lumineux blanc, lieu de passage des huit danseurs de la compagnie. Espace d’expérimentation, ils s’y jaugent, s’y frôlent, s’y fraient un chemin quand un seul toucher du coude ou d’épaule change leur direction. De ce trafic nait une multitude de trajectoires éparses qui parfois s’unissent en une vague mouvante et instable soulignée par l’éclairage en clair obscur inquiétant de Nicolas Tallec (également à la scénographie).
Déjà saluée dans les précédentes œuvres de Mickaël Le Mer (notamment Rouge et Traces) la partition chorégraphique de Crossover subjugue. Très sensuelle alliance du hip hop et du contemporain, elle s’exécute ici en chaussette : exit les basket si caractéristiques de la danse urbaine. On devine alors les pieds qui pointent telle une résurgence de la technique classique, on s’étonne de l’amorce des phrases chorégraphiques toujours dans une dynamique contemporaine, on applaudit la bravoure des figures hip hop disséminées ça et là dans la pièce, sans esbrouffe. Qu’il semble loin le temps des battles où le chorégraphe régnait en maître.
À mi-chemin de la pièce, le fond de scène laisse apparaître un échafaudage au complexe croisement de tubes d’acier, terrain de jeu accidenté mais idéal pour la pratique de parkour light. On songe à la célèbre photo Lunch atop a Skyscraper (1932), aux escaliers métalliques de West Side Story. La danse se fait verticale, athlétique sans perdre de sa sensualité. Horizontale, verticale, circulation en tous sens, Crossover dessine alors des espaces en constante mutation, qui démultiplie les trajectoires et ouvre l’espace des possibles, avec une précision mathématique implacable. Dommage que la relative étroitesse de la scène du CCN de La Rochelle oblige les danseurs à mesurer l’amplitude de leur mouvement.
Sensible, graphique et poétique, porté par une bande annonce que n’aurait pas reniée un Emir Kusturica (Le temps des Gitans) ou un Darren Aronofsky (Requiem for a dream), Crossover est un des plus beaux espoirs de la nouvelle danse hip-hop française
Cédric Chaory
©Gilles Aguilar