Pièce (dé)montée
Quatre interprètes s’attèlent à monter La tempête de William Shakespeare. Sur un plateau nu, avec pour seuls accessoires quatre chaises de velours, une table quelconque, un livre, quelques feuilles. Tout se passe comme si le travail allait commencer. Une des interprètes s’élance dans une danse énergique sur un léger fond musical. Répète-t-elle une chorégraphie, fait-elle passer le temps, s’échauffe-t-elle ? Rien de tout cela. Ou tout cela à la fois. Elle est peu à peu rejointe par ses partenaires. A priori, les rapports entre ces derniers, ne sont pas des plus détendus. Les regards fusent. On se jauge. On s’attend. Une certaine nonchalance règne. Les corps sont à distance, et pourtant le travail ne manque pas. Mais très vite, les interprètes, au même titre que les spectateurs, sont plongés dans le noir. S’ensuit une scène jubilatoire où la chorégraphe de la troupe, Cécile Loyer elle-même, (les interprètes s’interpellent par leur propre prénom), déplore, façon grande diva, les conditions de travail.
Une pièce manquante, la dernière création de la chorégraphe Cécile Loyer, présentée à La Scène Nationale d’Orléans dans le cadre du festival Des floraisons, joue avec les codes du théâtre, de la danse en particulier, et de la représentation en général. Le spectateur est transporté entre fiction et réalité, par une improbable troupe. Jeux d’égos, petites mesquineries, rivalités latentes le quatuor prend l’eau. Est-ce vraiment un problème, lorsque le point de départ de la création est La tempête ?
Cécile Loyer et ses interprètes naviguent sur des terres meubles, des mers déchaînées. La table devient refuge. Les quatre danseurs se transforment en galériens sur cette arche de Noé trop petite, où l’on finit épuisé par se serrer les coudes. Mais les corps frôlant sans cesse le déséquilibre cherchent à redescendre, au sens propre comme au figuré. Ils tendent à s’ancrer dans une réalité ou une fiction, c’est selon, qui semble parfois les dépasser. Leur danse s’affirme alors terrienne et puissante. Des duos s’inventent entre complicité et dualité. Le corps des uns se fait support de l’imaginaire des autres. Imitation, jeu du chat et de la souris, tout est matière à flirter avec le réel. Les frontières entre fiction et réalité deviennent poreuses. Qui est qui ? Et après, avons-nous toujours à faire à la même personne ? Jeux de dupes. L’est-on vraiment ? Au spectateur de tendre les voiles, de donner du mou à Cette pièce manquante. Celle qui ferait que tout serait parfait et lisse… et donc mortellement ennuyeux. Comme dans Moments d’absence, sa précédente pièce, Cécile Loyer donne aux corps dansants, la possibilité de jouer du réel, de l’imaginaire. Tout en tissant des liens solides entre les interprètes et leur projet, elle les distend pour en faire émerger fragilités et énergies créatrices. La chorégraphe possède cette capacité à « broder les corps », à les faire voyager de l’intime à l’universel. Le quatuor qu’elle constitue avec Eric Fessenmeyer, Eric Domeneghetty et Mai Ishiwata, est toujours au bord de… Un lieu à l’équilibre instable, qu’elle explore car porteur de sens et de découverte. C’est dans la faille que l’on trouve une certaine forme de vérité et de subjectivité. Parfois, il prend l’envie aux danseurs de sauter et de se jeter à corps perdu dans cette vérité qui paraît leur échapper. Mais l’humour, le jeu, leur présence, cette faculté d’être là ici et maintenant, les arrachent à une irrémédiable chute. Pour preuve cette belle dernière scène, où Eric Domeneghetty s’astreint à répéter une danse, et où chacune de ses chutes n’est que le prétexte à se relever et à dire son inexorable présence sur le plateau, sa singularité, s’amusant de ce corps qui ne répond pas toujours à ce qu’il souhaite, mais qui fait de lui un être terriblement vivant.
Une pièce manquante dégage une énergie et une force d’une grande justesse. Palpable sensibilité des corps qui vient s’ajouter à celle du propos.
Fanny Brancourt (Février 2015)
©Geraldine Aresteanu