Les Zulus de Babylone
Avec sa dernière création, Le Ventre de la Montagne – Dance With the Dreamers, Leila Haddad se montre moins comme la danseuse orientale qu’on connaît et admire mais plutôt comme une chorégraphe militante engagée depuis des décennies dans la cause des droits civiques, que ce soit aux Etats-Unis (dans le sillage des Black Panthers) ou en Afrique du Sud où elle a milité à l’ANC. De fait, la danse que certains continuent à nommer « du ventre », à laquelle fait aussi allusion le titre de la pièce, est quasiment absente d’un spectacle qui n’a d’oriental que le foisonnement de signes, d’images (quantité d’archives projetées en vidéo), de sons (une B.O. brillamment composée par Stéphane Planchon, qui contribue à lier et à animer le propos comme les parties dansées) et de couleurs (les sept mercenaires-danseuses : Isabel Alama, Anate Atlan, Clélia Bergerot, Laurence Dehaene, Pascale Goubert, Leila Haddad et Cécile Marron ne cessent d’y exhiber de chatoyantes tenues). A la grâce des danseuses, il convient d’ajouter la pertinence gestuelle et le jeu de regards, une donnée théâtrale obtenue grâce au concours de la comédienne Sylvie Artel.
Malgré un ou deux temps plus faibles que les autres (on pense surtout à la pantomime dispensable avec les chaises réservées en fonction de la couleur de la peau, thème qui est mieux abordé au début de la pièce puis au moyen d’une photographie bien plus parlante), les numéros dansés s’enchaînent sans discontinuer, rythmés par l’audiovisuel omniprésent. Plusieurs d’entre eux auraient d’ailleurs pu servir de finale : on pense par exemple à la chorégraphie brésilienne tout en douceur avec les jeunes femmes déambulant sinueusement en portant un pot de terre sur la tête. Leila privilégie le travail choral à une suite de solos, ce qui n’empêche pas les danseuses de se distinguer dans de brèves saynètes, conçues comme des sketches dansés au minimum par quatre d’entre elles.
Le Ventre de la Montagne est conçu comme un spectacle de music-hall, de vaudeville, au sens américain du terme, les dialogues étant remplacés par des images éloquentes, des extraits de discours célèbres de Malcolm X et de Luther King, notamment, des slogans tels que « I am a man » célébrant la fierté noire, des lyrics de chansons qui vont de Strange Fruit à What a Wonderful World, en passant par Get Up, Stand Up. La réussite de l’entreprise tient à la restitution précise et juste de cette lutte qui dure depuis près d’un siècle. Ce projet peut, dans une certaine mesure, être comparé à celui d’Eszter Salamon sur les guerres coloniales. Sauf qu’ici, le point de vue n’est pas celui des guerriers éternels mais des militants et des résistants dans des temps et des lieux donnés. Leila, comme nombre de spectateurs d’un certain âge, aura connu l’avènement de deux Noirs à la tête de leur nation : Mandela, puis Obama. Son rêve aura donc en partie été réalisé. Elle montre plus qu’elle ne démontre, avec les moyens qui sont les siens, la musique et la danse tendance « afro », les étapes d’un combat inégal et loin d’être terminé.
Sans Billie Holiday, sans Bob Marley, sans Louis Armstrong, mais aussi sans Katherine Dunham, sans Duke Ellington, sans Harry Belafonte, sans Miriam Makeba, sans Alvin Ailey, sans James Brown, etc., il se peut que notre histoire contemporaine eût été différente…
Nicolas Villodre (Décembre 2015)
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