L’espace du soi, du moi… à l’autre
Your ghost is not enough, dernière création de la compagnie Kubilai Khan Investigations, s’aventure dans la relation sous sa forme individuelle et duelle. Frank Micheletti, chorégraphe et musicien de la pièce, pose la question de l’identité au travers de l’espace et des perceptions qui en découlent.
Etre seul avec soi, être seul avec l’autre ou encore être en relation à l’autre, sont autant d’axes que choisit d’explorer Frank Micheletti. Pour faire résonner ces questions autour de la solitude et de l’être ensemble, il les énonce en compagnie du musicien Benoît Bottex et des danseurs Idio Chichava et Sara Tan. Dans un espace fermé par des panneaux noirs, avec pour seule ouverture la face public, la lumière émerge lentement. Tout d’abord à cour par les multiples lumières des machines sur lesquelles est mixée la musique originale, puis par un rai de lumière au sol. La danseuse, seule au centre du plateau, exécute déplacements ténus et mouvements déliés. Petit à petit ces déplacements grandissent et la lumière qui les accompagne s’affirme. Dans une lumière plus franche, Sara Tan, tout en sensualité, grâce et agilité technique, prend l’espace mêlant accents toniques et vacillements. Son corps passe de l’horizontalité à la verticalité avec une telle rapidité et souplesse, que sa danse en devient hypnotique. Le regard ne lâche plus cette brindille qui n’a rien de fragile et qui sait sans nulle doute où elle est.
Etre avec soi, n’est pas toujours chose facile, mais n’engage aucune autre personne. Dès lors que l’autre apparaît tout semble se modifier et notamment l’espace, la distance qui nous y relit. Après un long moment seule Sara Tan, si l’on ne s’attarde que sur les danseurs sans prendre en compte le duo de musiciens, pourtant bien présents sur le plateau toute la durée du spectacle, est rejointe par Idio Chichava (danseur de la compagnie depuis de nombreuses années). La relation est d’emblée donnée, puisqu’il imbrique ses bras dans ceux de la danseuse. Pourtant si celle-ci est clairement figurée par cette intrusion dans l’espace de l’autre, elle n’est pas d’emblée qualifiable. Qu’est-ce qui pousse l’un vers l’autre ? Quelle est la bonne distance pour être soi-même ? Comment deux individualités singulières peuvent-elles s’associer sans se nier ? C’est bien à cela que nous invite Frank Micheletti avec Your ghost is not enough : penser la proximité, la distance, l’éloignement. Qu’est ce qu’ils signifient ou disent d’une relation ?
Les deux danseurs prennent alors le corps de l’autre comme un espace de jeu, révélateur de son intimité-identité et de son rapport à l’autre. Le contact physique n’apparaît pas immédiatement, il semble au départ évité malgré la grande proximité des corps. Puis il émerge doucement, s’inscrit dans un espace plus large pour donner corps au duo. C’est alors au tour du danseur de se retrouver seul et de signer sa présence. Corps dense, rapport à la terre au poids plus prégnant, il est autre. Frank Micheletti engage cette différence dans la danse que chacun exécute sans l’autre. Il profite de ces identités plurielles pour témoigner de ce qui nous lie et/ou nous différencie. Chaque danseur a donc un temps de parole, tout autant physique que verbale, (ils parlent durant une partie de leur solo dans leur langue d’origine). Les danseurs se retrouvent alors pour expérimenter son soi avec l’autre et à travers l’autre.
Your ghost is not enough est une pièce du déplacement, de l’espace que l’on impose ou parfois subit entre soi et l’autre. Sans répondre totalement à toutes les questions citées précédemment, Frank Micheletti tente d’ouvrir le champ des possibles accompagnés de deux danseurs remarquables. Seul petit bémol la longueur de la pièce. On a parfois l’impression d’assister à plusieurs fins. La relation étant constitutive des rapports entre êtres humains peut-être est-il difficile voire impossible de finir…
Fanny Brancourt, Nouveau Théâtre de Montreuil (Juin 2014)
©Benoit Chapon