Passe moi le sel, passe moi le sel, passe moi le sel...
Tomeo Vergés a, pour créer Troubles du rythme, pris comme point de départ les scènes de ménage de ses grands-parents. Un homme et une femme assis à une table vont s’expliquer, se déchirer, se violenter, puis s’étreindre, s’aimer, jouir… jusqu’à la prochaine scène. A travers ce synopsis simple et clair, Tomeo Vergés semble tendre et détendre le temps pour mieux regarder et mieux écouter ce qui se vit.
Troubles du rythme, deuxième volet d’un triptyque, (Anatomia publica, le premier volet fut présenté l’année dernière à June Events), met en forme des procédés cinématographiques comme le ralenti, l’accéléré, le retour en arrière, la désynchronisation… Aussi une même scène de ménage avec toutes les actions citées précédemment va donner lieu à des qualités de corps très différentes les unes des autres, des intentions de départ vont se transformer. Des mouvements dansés d’une grande finesse, vont naître de ces Troubles du rythme, et laisseront apparaitre le comique ou le dramatique des situations. Comique, lorsque la scène est rejouée de manière désynchronisée et que la jouissance de l’un arrive bien après celle de l’autre déjà reparti s’asseoir à table. Dramatique, lorsque dans la lenteur le mari s’énerve contre sa femme.
Tomeo Vergés crée, avec cette danse associée à ces procédés cinématographiques (qui sont tout aussi des modes utilisés par les danseurs, précise le chorégraphe), des moments incroyables qui paraissent relever autant de la fiction que de la réalité. Des moments où les dysfonctionnements ne sont pas rares, révélant à merveille nos petites vilénies, nos peurs, et de manière plus générale nos travers. Le travail sur les visages et les sons, car sans jamais prononcer un mot, le couple se lance dans un dialogue d’onomatopées qui en disent longs sur leurs émotions, témoigne de cette grande acuité du regard du chorégraphe. Acuité et précision qui permettent au spectateur d’être en empathie avec ce couple qui ressemble à beaucoup d’autres. Un grand bravo à ce propos aux deux danseurs, Sandrine Maisonneuve et Alvaro Morell, qui n’ont pas l’air de bouder leur plaisir dans l’interprétation de cette folle partition et nous le transmettent sans compter. Car il faut être d’une grande clarté dans une telle proposition chorégraphique. Chaque trajet, chaque mouvement, chaque hauteur du regard est précis. Il en va de la magie de l’instant.
Troubles du rythme est une pièce riche de simplicité. Une scène de ménage va se jouer cinq fois. Les chemins pris, les gestes dansés, les sons émis seront les mêmes pendant les cinq fois, seul le rythme d’interprétation changera et créera, de fait, une nouvelle version de la scène de ménage. Si notre œil de spectateur s’en trouve alors perturbé, il est complètement conquis de voir ou percevoir des choses qu’il n’avait pas saisies et qui peuvent se décliner inlassablement. Le dispositif scénique, plateau nu, un trapèze marqué au sol dans lequel les deux danseurs évoluent avec table et chaises, des lumières souvent chaleureuses et une bande son ni trop lointaine ni trop présente, permettent de passer d’une scène à une autre ; tout ces éléments servent la simplicité de la pièce et donnent le focus sur ce qui se joue et sur ce qui nous échappe. Comment faire d’une même histoire, mille histoires… pourrait être le résumé de cette création incroyablement jubilatoire.
Fanny Brancourt, June Events (Juin 2014)
©Patrick Berger