Poupées gigognes
Deux hommes, vêtus de bermuda et de tee-shirt aux motifs désuets ou vintage c’est selon, font irruption sur le plateau. Entrée déconcertante. Ils sortent des rideaux en fond de scène, se dirigent avec ferveur et conviction vers le public et entament une logorrhée de mots et de gestes. Le tout dans une lumière crue les éclairant autant que le public. Voix et corps s’engagent immédiatement dans un dialogue de sourds… enfin pas vraiment. Si au début du spectacle, il n’y a aucun contact entre eux, les deux performers vont petit à petit créer une relation, dont le jeu sera le principal ressort.
Chacun a une histoire voire des histoires à raconter. Ces dernières passent autant par la parole que par le geste. Les corps donnent de la voix. Ces paroles et ces gestes s’enchaînent sans jamais s’asphyxier. Etonnant cocktail. On bascule d’un corps à un autre, d’une voix à une autre, d’une situation à une autre, d’un danseur à un autre. Mots et mouvements n’ont que rarement à voir les uns avec les autres. Lorsque des correspondances s’établissent, elles sont plus liées à l’écoute entre les deux performers. Comment être ensemble, danser et parler avec l’autre, sans jamais être réellement avec lui, sans que jamais ne s’établisse de réel échange ? serait en quelque sorte une des premières règles du jeu.
Car dans leur proposition, Eifo Efi, les deux danseurs Fabrice Mazliah et Ioannis Mandafounis _ qui se sont rencontrés au sein de The Forsythe Compagny en 2005, et avec laquelle ils travaillent toujours _ n’hésitent pas à interroger les spectateurs, à les mêler à leurs recherches-improvisations autour des visions et sensations provoquées par le corps du danseur. Un travail d’improvisation auquel ils se sont confrontés avec The Forsythe Company, et qu’ils explorent dans la compagnie Mamaza qu’ils ont créée avec May Zarhy en 2009. Il s’agit pour eux d’une mise à nue, d’un aller-retour entre « image visuelle et sensation physique et image physique et sensation visuelle ».
Fabrice Mazliah et Ioannis Mandafounis surprennent en permanence notre regard, nos sensations. Le sol réfléchissant choisi pour cette pièce, ajoute à la démultiplication des formes visuelles, une démultiplication des sensations, elle-même largement amplifier par le verbe qui n’a de cesse d’être déversé. Les corps, au fur et à mesure du spectacle, commencent à partager un espace commun de plus en plus étroit, de telle manière qu’ils finissent par s’emboîter, par créer un autre corps aux multiples facettes, aux membres éparses.
Malgré les cassures, les ruptures de rythmes, les changements de direction, les transferts de poids improbables, la danse reste fluide. A l’image d’une parole qui se régénère sans cesse. Encore une fois, un mot en appelle un autre, une histoire en appelle une autre, on ne sait jamais comment les choses vont tourner. Que peut-il se passer après une chute ? Et après un grand jeté ? Quelque chose de nouveau sans aucun doute, d’instantané et toujours très juste. Fabrice Mazliah et Ioannis Mandafounis prennent tellement de plaisir à jouer avec les codes de l’écriture spontanée, qu’il serait dommage de ne pas s’intéresser à leur travail, qui relève effectivement de la performance tout autant que du jeu, de la danse. Présences complices, d’une grande technicité, ils nous conduisent vers des sensations physiques et visuelles prenant des chemins de traverse. Beau travail.
Fanny Brancourt, Théâtre de la Ville Paris (Septembre 2014)
©Fabrice Mazliah et Ioannis Mandafounis