Voyage en pays contrastés
Dans le dernier programme du Béjart Ballet Lausanne, au Théâtre de Beaulieu à Lausanne, des contrastes saisissants oscillant entre légèreté et gravité composent une mosaïque fascinante sur les thèmes inépuisables d’inspiration comme la vie, la mort et l’amour. Des chorégraphies signées par le regretté Tony Fabre, ainsi que par Gil Roman et Julio Arozarena pour finir en apothéose avec les 7 Danses grecques du grand Maurice Béjart révèlent aux spectateurs la danse telle qu’on l’aime, populaire tout en étant originale et empreinte d’une énergie rare et communicative.
Soit une superbe initiation au voyage à travers une danse dévoilant la beauté tragique de la destinée de Didon et Enée, longeant jusqu’aux rives grecques pour nous faire sentir le doux et rythmé clapotis des vagues évoqué par la musique de Mikis Theodorakis, s’autorisant aussi des échappées belles vers les terres du Japon, où se conjugue modernité et de traditions, à travers de chorégraphies tout en nuance interprétées par une troupe homogène au diapason de sa force et de sa créativité.
Le programme commence avec une belle chorégraphie conçue par Gil Roman : 3 Danses pour Tony, hommage digne, sobre et émouvant au regretté danseur et chorégraphe de la compagnie Tony Fabre. Déjà présenté à l’Opéra de Lausanne quelque temps après la disparition prématurée de Tony, la chorégraphie est ici complétée par un pas de deux qui donne davantage de substance, de densité et de beauté stylistique à l’ensemble exprimée par un langage chorégraphique, limpide, clair et précis refusant le spectaculaire à titre gratuit. Le mouvement s’y ancre à la vie pour explorer habilement les frontières de la mort. Mais la danse symbole même du mouvement jaillissant de la vie ne sombre jamais dans le désespoir, car elle sait toujours se renouveler et renaitre tel un phénix. La chorégraphie de Gil Roman traduit avec subtilité la continuité du mouvement du cycle de la vie, une métaphore parfaite de la continuité du cycle de la danse.
Par la suite, une nouvelle création signée par Julio Arozarena intitulée Fais ce que tu veux avec ces ailes inspirée du conte de Gabriel Garcia Marquez Un Monsieur très vieux avec des ailes immenses. Arozarena s’approprie le personnage princiapel et lui « invente une jeunesse qui (l’) aurait pu avoir ». Le battement des ailes prend donc de significations différentes et contrastées dans cette chorégraphie très originale mêlant rêve et réalité, espoir et déception, illusion et désillusion. Le langage chorégraphique traduit parfaitement la complexité du personnage principal à travers une gestuelle inventive toute en finesse investissant avec bonheur l’espace scénique et saisissant toutes ses possibilités d’expression dramatique. Saluons ici Felipe Rocha (un vieil homme avec des ailes) Juan Jimenez Sanchez (vieil homme), Denovane Vicoire (jeune homme) et Cosima Munoz sensuelle à souhait (une danseuse).
Histoire d’eux est l’ultime création de Tony Fabre. Nous avons déjà pu admirer sa subtilité, sa beauté dépouillée sans artifice lorsqu’elle a été présentée pour la première fois, en février dernier, à l’Opéra de Lausanne. Cette nouvelle version nous fait ressentir davantage la substance, les nuances de cette chorégraphie véritable ode à la beauté d’un rêve d’amour brisé par la fatalité. Une création qui s’inspire de l’histoire de Dion et Enée (interprétés par Elisabet Ros et Julien Favreau particulièrement émouvants). L’amour, la vie, la trahison amoureuse et la mort, thèmes d’inspiration éternels, y sont sublimés par Fabre sur la musique exquise de Purcell. Enée est rappelé à l’ordre par des dieux et abandonnera Didon qui se donnera la mort. On le sait, les grandes histoires d’amour finissent souvent mal. Mais le fatalisme qui domine la destinée de Didon et Enée et qui conduira à la mort apporte aussi cette grandeur tragique indispensable à la création artistique. La musique de Purcell compagnon idéal et mélancolique de cette destinée tragique trouve à travers le langage chorégraphique de Tony Fabre toute son ampleur, toute sa beauté à travers une gestuelle précise et simple dépourvue de tout artifice. Tel un peintre, le chorégraphe saisit à travers de tableaux de toute beauté une palette de couleurs et de nuances insoupçonnés. Le couple formé par Elisabet Ros et Julien Favreau exprime merveilleusement cette subtilité et émeut le spectateur par sa complicité.
Suite au programme avec une nouvelle création de Gil Roman intitulée Kyôdai (les deux frères) inspirée d’une nouvelle de Jorge Luis Borges L’intruse. Histoire d’un trio amoureux tour à tour léger et raffiné, drôle et sensuel mais qui vire vite en une danse frénétique, troublante et violente proche du rite qui conduira jusqu’à la mort. Kyoôdai se joue de tous les contrastes et c’est bien là sa principale force. Dans un visuel noir et blanc, elle saisit ce ce Japon, ses traditions et modernités et qui inspire visiblement le chorégraphe et sa troupe des danseurs. Quant aux interprètes, Gabriel Arenas Ruiz, Lisa Cano (victime tragique de ce rite frénétique), Keisuke Nasuno et Masayoshi Onuki (superbes dans les rôles de deux frères), Jasmine Cammarota et Chiara Paperini ils forment tous une équipe de danseurs créative et fusionnelle qui sait transmettre aux spectateurs le parfum et le trouble des images et des sentiments contrastés dans de pas de deux, de trois ou de quatre d’une beauté étrange et envoutante. Le choix de musique entre les Gymnopédies de Satie, des créations de Citypercussion et de Ravel est tout aussi judicieux et contribue à la réussite du spectacle. Difficile en effet d’oublier l’ironie mordante et pathétique suggérée au moment le plus tragique, le plus violent de la chorégraphie lorsqu’on attend La vie en rose en japonais par Mizora Hibari.
Et après la gravité, place à la légèreté des vagues de la mer d’Egée parfaitement rythmées par la musique de Mikis Theodorakis et sublimées par le génie créatif de Maurice Béjart dans 7 danses grecques (créée en 1983).
A travers cette chorégraphie, le grand Maurice porta son regard, son imagination qui ne connaît ni limites, ni contraintes sur la beauté archaïque et la simplicité de la tradition grecque. Ce n’est pas tant le folklore qui l’inspire comme il l’avait par ailleurs souligné, mais les bases solides d’une musique d’une gestuelle qui a su habilement réinventer en lui infusant des racines de la danse classique et contemporaine, avec aussi cette touche « japonisante » qui caractérisent son style inimitable. « Trouver un style de danse qui évoque un parfum, une couleur tout en restant à la base de la danse classique et contemporaine telles que nous mes pratiquons au Béjart Ballet Lausanne » telle était la philosophie de la conception de ce spectacle par Béjart.
Ses danses grecques ancrées aussi solidement à la substance même de la tradition hellénique, qu’à la danse classique (et moderne) qui constitue la base, le noyau d’inspiration des véritables grands chorégraphes contemporains (tels Béjart, Balanchine, Forsythe ou Mats Ek) nous incitent au voyage non seulement sur les rives grecques mais sur les rives de la danse dans toute son étendue, sa beauté et sa diversité. Une chorégraphie d’une rigueur et précision exemplaires minutieusement conçue dans le moindre détail et qui respire pourtant une liberté une légèreté absolues. Comment atteindre cette légèreté, cette liberté du mouvement à travers une rigueur quasi mathématique, tel est le défi dont seuls les très grands créateurs comme Béjart et une toute petite poignée d’autres artistes ont su relever.
7 danses grecques nous fait ressentir pleinement la créativité de Maurice et surtout cette énergie, cet amour de la scène et des danseurs qu’il a toujours su nous transmettre avec tant de générosité. On doit souligner que les danseurs sont tous excellents et parfaitement fusionnels. Mention spéciale à Oscar Chacon qui comme le légendaire Jorge Donn nous rappelle à travers sa gestuelle, sa sensualité, son allure un Dionysos effréné, majestueux et léger.
Nous quittons le spectacle accompagné de l’ombre bienveillante de Béjart qui reste toujours présente pour nous rappeler que la danse a été, est et restera avant tout la plus belle histoire d’amour qui soit pour citer Barbara entre le créateur, les danseurs et le public. L’ovation particulièrement chaleureuse réservée à l’ensemble de ce magnifique spectacle par le public démontre une fois de plus qu’aimer la danse et créer est avant tout un art, un savoir faire populaire et généreux.
Nakis Ioannides, Théâtre Beaulieu Lausanne
©Francette Le Vieux