AH/HA – Lisbeth Gruwez

Souriez-vous êtes dansés !

Le public entre. Cinq interprètes immobiles, dont la chorégraphe, sont déjà sur le plateau. Le tapis vert qui le recouvre, légèrement relevé au lointain, permet de révéler les cinq corps, les cinq personnages qui vont nous transporter dans de vastes territoires émotionnels. AH/HA, la dernière création de la danseuse et chorégraphe flamande Lisbeth Gruwez, s’apparente à un champ magnétique dans lequel on se laisse prendre et qui nous fait voyager.

Elle crée l’unisson à partir de différences. Parti pris inscrit dès le début avec les costumes des danseurs. L’un tout en jean, baskets, façon américain des années 80, l’autre en bermuda, mocassins, chemise en soie multicolore, cheveux teintés en blond, une autre au style punk rock jupe écossaise, chaussettes hautes, docks Martens … La mise en valeur des corps participe d’une différenciation et individuation forte.

Une fois les présentations faites, ces corps longtemps immobiles s’animent lentement. Une tête se tourne ici, un bras se lève là, des sourires apparaissent. Les cinq interprètes disposés telles des statues dans l’espace se mettent en mouvement, se réunissent, se séparent, s’éloignent puis se retrouvent encore, le tout sur le rythme métronomique d’une sorte de sommier grinçant. Les corps envahis par ce son, choisissent de rebondir en cadence, tout en exécutant gestes et déplacements dans une relative lenteur. La couleur est bien ici donnée, et elle n’aura de cesse d’offrir des déclinaisons de teintes. Une variété d’émotions d’un même corps.

AH/HA, est une pièce chorale où les danseurs-interprètes, et ce n’est pas artifice que de les nommer ainsi, jouent le rire dans toutes ses nuances. Un rire gai, léger, joyeux, lumineux, qui peut devenir par un glissement soudain bête, gras, sadique ou pervers, mais dont la qualité première est d’être communicatif et donc de fédérer. Désir perceptible de la chorégraphe belge, de procurer, par ces corps dansants, des états émotionnels riches chez le spectateur. Lorsque le groupe uni se rapproche du public et se lance dans des éclats de rires débordants virant à l’expulsion, à l’explosion, on passe alors de l’empathie à une sorte d’appréhension, voire de peur. Le corps regardant se rétracte à mesure que le corps dansant exulte. Les tensions se meuvent, les frontières deviennent poreuses entre ce qui est donné et reçu. Le groupe, grâce notamment à la qualité de chaque danseur-interprète, a une telle capacité d’aspirer le spectateur vers ses états émotionnels, vers ces états de corps tant physiques que physiologiques, que l’on vit chaque instant, quand bien même certains se déroulent dans la lenteur, avec une belle intensité.

Lisbeth Gruwez crée avec AH/HA, une pièce en et de partage. La composition musicale et sonore de Maarten Van Cauwenberghe participe grandement à la mise en scène de ces corps qui ne font qu’un. La qualité et la fluidité avec lesquelles s’enchaînent les sensations et émotions doivent autant à la présence des danseurs qu’à musicalité de cette bande sonore elle aussi pleine de couleurs. Le rire, personnage central de la pièce, parce que partagé, est créateur d’une danse jubilatoire qui va et vient entre le ténu et la démesure. Belle réussite.

Fanny Brancourt, Nouveau Théâtre de Montreuil (Juin 2014)

©Michel Pett